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LE
PARTHÉNON
GÉNIE GREC
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
EMILE BOUTMY
Le Développement de la Gonstitutioa et de la Société poli- tique en Angleterre, ln-18, broché 3 fr. 50
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LE
PARÏHÉNON
GÉNIE GREC
EMILE BOUTMY
Membre do l'Institut Directeur do l'École libre des Sciences politiques
QUATRIEME EDITION
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
103, Boulevard saint-michel, PARIS 1914
Tous droits de rcprodui'liuii, do traductiuii ot d'adaptation r(<scrv<'s pour tous pajt.
PRÉFACE
I
Ce petit volume a été publié pour la pre- mière fois au commencement de l'année 1870 '. A peine venu au jour, il disparut dans la rumeur et dans la fumée de l'inva- sion r L'auteur lui-même oublia son œuvre; d'autres pensées et d'autres soins le rendi- rent indifférent et comme étranger à un sujet qui l'avait longtemps passionné. Le Parthénon ne peut se découper que sur la profondeur d'un ciel clair; pendant plu- sieurs années, les figures de la forteresse et
1. Sous le titre : Philosophie de l'architecture en Grèce.
a.
VI PRÉFACE
de l'école se dressèrent seules devant l'ho- rizon gros de nuages.
Les pages qui suivent, relues après vingt- six ans, font revivre pour moi des années de jeunesse, de curiosité encyclopédique, de foi imperturbable dans la puissance de l'analyse. C'était la première fois que je publiais un livre, c'est-à-dire quelque chose d'un peu ample et de composé. Avant de publier une œuvre littéraire, il faut la con- cevoir et l'écrire, et cette opération est accompagnée d'impressions et d'émotions trop vives pour que le souvenir s'en efface. Écrire un livre est en quelque mesure un acte involontaire. On ne prend pas un sujet, c'est bien souvent le sujet qui nous prend, on en est possédé et comme halluciné; il tire à lui toutes nos pensées. On le porte en soi pendant des mois ou des années, et c'est comme une gestation mater- nelle après le viril et impétueux délire ; on
PRÉFACE VI!
le sent croître et oii a la conscience mysté- rieuse d'un travail dans la nuit, œuvre spon- tanée qui domine et enveloppe l'œuvre con- sciente. Peu à peu se dégage une certaine manière de regarder les choses, qui découpe et délimite le sujet et en fait comme un tableau dans son cadre; on voit surgir les deux ou trois hypothèses ou partis pris dont le penseur a besoin pour se guider dans la recherche et l'aniilyse; les faits resteraient dans un éternel chaos s'ils ne rencontraient un guide et comme un chef dans une certaine idée qui n'est pas née d'eux, puisqu'elle les précède et leur commande, mais de la spon- tanéité de l'esprit. Autour de cette idée, ils se groupent, ils s'agglutinent, se distribuent dans un certain ordre, et, par là, c'est elle qui décide virtuellement des conclusions de l'ouvrage. Il y a ainsi une dose d'à priori dans toute œuvre un peu originale. Toutes ces forces maîtresses, une fois en action et
VIII PRÉFACE
enjeu, que de choses encore! C'est l'entraî- nement d'une lecture effrénée qui ne con- naît ni satiété ni mesure, qui ne s'arrête point aux limites des genres, et fait son bien de tout ce qu'elle rencontre. Ce sont des notations qu'on aligne à l'infini, sans savoir d'abord lesquelles entreront dans la cons- truction, lesquelles, matériaux délaissés, continueront de joncher le sol à pied d'oeuvre. Ce sont ces mille et mille impressions qu'on ne note pas : les unes montent et se résol- vent en jugements précis et lucides; les autres retombent et semblent s'évanouir, mais en fait se survivent dans ces instincts vagues et sûrs, dans ces sortes de divina- tions qui ont l'air d'être un don naturel, mais en réalité sont de l'acquis et comme de la poussière d'expérience. L'esprit y puise des raisons de décider très fortes et très impérieuses, mais formées d'éléments trop petits pour être aperçus et discernés. Tout
PRÉFACE IX
ce travail, si intéressant à suivre dans les œuvres supérieures, quand on a la chance d'en découvrir la trace, se retrouve sur une moindre échelle dans l'œuvre la plus humble, pourvu qu'elle ait été conçue avec sérieux et sincérité.
Le charme de ces souvenirs, brusquement réveillés après un si long intervalle, ne m'a pas aveuglé sur les nombreuses et trop vi- sibles imperfections de ce travail. Je ne me suis pas dissimulé notamment ce qu'il y a parfois de trop subtil dans l'analyse, de trop tendu dans le raisonnement, de trop tranché dans les divisions, de trop constamment imaginatif dans les dessous du style abstrait. J'ai été sensible à la gaucherie qui vient de ce que j'ai voulu toutes les transitions apparentes, toute l'ossature logique du style saillante et palpable. Je n'ai pu méconnaître que j'avais fait quelque abus de la notion de race. Si je n'ai pas entrepris de faire dis-
X PRÉFACE
paraître des défauts si clairement aperçus, c'est que le cas est très rare où un auteur peut corriger heureusement ou même impu- nément une œuvre depuis longtemps sortie de ses mains. Tant que l'auteur vit dans son œuvre, ou plutôt que son œuvre vit en lui, tant que son imagination et sa sensibilité se ramifient dans chaque phrase, pour ainsi dire, en fibres délicates et vulnérables, il n'a pas le reculé ni la demi-indifférence nécessaires pour voir juste et pour bien juger. Et quand il cesse d'être trop près, on peut presque dire qu'il est déjà trop loin. L'inspiration originale perd très vite sa plénitude et sa fraîcheur; or, il n'y a que cette inspiration qui puisse régénérer du dedans en quelque sorte les parties à refaire et les animer de la même vie que tout le reste. Tous les changements de détail qu'on opèro du dehors et après coup peuvent paraître d'un bon effet à l'instant et à l'en-
PRÉFACE XI
droit où on les introduit; à la fin et dans l'ensemble on s'aperçoit qu'ils engendrent l'incohérence et le disparate. Ajouterai-je qu'un livre écrit avec conviction et avec quelque feu porte en lui-même un principe de correction de ses erreurs? La candeur de ses exagérations, la sincérité de ses partis pris font que rien n'en échappe au lecteur, en sorte que celui-ci se trouve dûment averti et n'a pas de doutes sur le sens et le degré des atténuations à opérer. Que si l'auteur entreprenait de corriger à fond un texte auquel il est devenu presque étran- ger, il n'y réussirait qu'à demi, juste assez peut-être pour que le lecteur ne sût plus cette fois à quoi il a affaire et n'eût plus de règle simple et facile pour ramener les choses au point. En somme, un livre est une chose qui a vécu. Il a une date, un âge et le tempérament de cet âge. 11 n'y faut faire que des changements qui ne
XII PRÉFACE
risquent pas d'effacer ou de rendre incer- tains ces attributs de la personnalité et de la vie. Une correction et une tenue presque irréprochables — le mot ne veut nullement dire parfaites — ne compensent pas plus pour un ouvrage littéraire que pour un homme une diminution de l'ingénuité et de l'élan, de la physionomie et de l'individua- lité.
Il
Puisque j'ai commencé sur le ton qu'on prend quand on cause avec soi-même et qu'on pense tout haut, on m'excusera de prolonger la fiction d'un lecteur indulgent et de donner place ici à quelques remarques sur la méthode que j'ai suivie et sur les limites où j'ai renfermé mon sujet.
La méthode est celle que Taine a magis- tralement exposée et illustrée dans son-
PRÉFACE XIII
Histoire de la Littérature anglaise. Les jeunes gens de ce temps-là, aujourd'hui des vieil- lards, se rappellent la profonde émotion causée par ces pages mémorables. 11 sembla que la critique littéraire, jusque-là livrée à la fantaisie, s'appropriait les procédés et s'élevait à la dignité d'une science exacte. L'avènement de la nouvelle méthode fut salué avec transport. Ce n'est pas ici le lieu de présenter un abrégé, nécessaire- ment incomplet, d'une théorie que chacun peut aisément aller chercher dans l'am- pleur et l'éclat du texte original. J'en indi- querai seulement, en quelques mots, le principe et l'esprit.
Il y a cinq ou six ordres de faits ou d'idées qui sont les cadres naturels et demeurent ensuite les témoins de toute civilisation digne de mémoire. Ce sont : la langue et la grammaire, les dogmes religieux et le culte, la littérature et les beaux-arts, la philoso-
XIV PRÉFACE
phie et les sciences, Forganisation sociale et les institutions politiques. Les aptitudes et les tendances les plus générales de la sensibilité et de Timagination, de l'intelli- gence et de la raison, de la conscience et de la volonté mettent leur empreinte sur ces puissants organismes; elles en déter- minent presque souverainement le carac- tère. De là vient qu'ils diffèrent suivant la race, le milieu où elle a vécu, les antécé- dents de son histoire; de là vient aussi que, pour le même peuple et à la même époque, ils se présentent comme les parties d'un même tout, comme les modes d'une même cause vivante et indivisible; en sorte que chacun d'eux trouve dans tous les autres des images pour ainsi dire transposées de lui-même, avec des points de correspon- dance qui font de ces images le plus pré- cieux des commentaires, la plus lumineuse des contre-épreuves. C'est, au fond, la même
PRÉFACE XV
activité spirituelle qui les a façonnés, la même âme collective qui s'y est exprimée et veut s'y reconnaître. On voit aisément que le psychologue est seul capable de saisir le secret le plus reculé de leur forma- tion, de pénétrer jusqu'au siège profond de leur unité, et que toute étude portant sur un de ces grands ensembles est, au moins dans la mesure où ils sont objet de science, une dépendance et comme un des chapitres d'une psychologie historique et sociale'.
Cette méthode a rencontré de singulières destinées. Elle avait assurément plus d'un défaut (quelle méthode en est exempte!); elle avait surtout celui de prêter à de cer- taines exagérations. Toutefois, ni ses exagé- rations ni ses défauts ne furent la cause principale de l'abandon où elle tomba et où elle est restée depuis 1871.
Après la guerre franco-allemande , les cruels mécomptes que nous avaient valu
XVI PRÉFACE
l'ignorance et la légèreté de nos hommes d'État engendrèrent une préoccupation de n'être pas dupe des mots, une volonté en quelque sorte raidie d'aller aux choses elles- mêmes, qui ont étendu de la politique à toutes les sciences leur défiance et leurs précautions contre les considérations spé- culatives. La méthode psychologique, notam- ment, devint suspecte ; on trouva qu'elle reprenait les choses de trop haut, qu'elle embrassait trop pour bien étreindre, qu'elle admettait une trop grande proportion de conjectures. On ne voulut plus d'arguments que ceux qui reposaient directement sur des faits ou des témoignages de faits; on ne se tint plus pour garanti contre l'erreur qu'à la condition de rester constamment à portée des documents positifs, d'en avoir un à produire, en quelque sorte, pour chaque affirmation importante. C'est l'époque où un savant distingué, un maître dans les sciences
PRÉFACE XVII
historiques, déclarait qu'on en avait pour cinquante ans à se renfermer dans des études de détail et à se garder de toute con- clusion un peu compréhensive. Dans ce cercle si limité on ne s'interdisait pas tou- tefois la conjecture; en histoire et en archéo- logie notamment, on en a usé a\ec une heureuse et subtile audace. A-t-on cru que la matérialité du point de départ — tableaux statistiques, vieux parchemins, inscriptions lapidaires, citations d'auteurs originaux — se communiquait en quelque sorte à l'hypothèse et lui prêtait quelque chose de sa solidité? De cette nouvelle con- ception de la méthode, il n'y a pas lieu de se plaindre; nous lui avons dû un rajeunis- sement des études documentaires, et toute une série de découvertes savantes, ingé- nieuses, finalement très hardies sous leur prudence apparente. Mais toutes les sciences
morales, je dirai même l'érudition, éprou-
6.
XVIII PRÉFACE
veraient un grand dommage à abandonner complètement la méthode psychologique. La preuve directe par le document atteint les faits, leurs rapports les plus immédiats, leurs causes les plus rapprochées, cela peut suffire pour un temps à Tesprit humain; mais la curiosité intellectuelle ne s'arrête pas longtemps à cette limite ; elle veut con- naître les causes profondes, et la psycho- logie seule les révèle avec quelque certitude. Car il n'est point exact que l'immensité de son champ d'observation diminue la solidité de ses prises sur les vérités à établir. Ces prises sont, «n un sens, d'autant plus sûres que ce champ est plus vaste; car la vrai- semblance d'une hypothèse sur les causes un peu profondes, le crédit qu'elle mérite, se mesurent, en dernière analyse, à l'étendue plus ou moins grande sur laquelle elle fait régner l'ordre, l'enchaînement, la consé- quence logique entre les faits observés.
PRÉFACE XIX
Les preuves psychologiques sont, dans la science, ce que sont dans une affaire crimi- nelle les preuves morales : antécédents du prévenu, milieu dans lequel il vit, conduite qu'il a tenue en d'autres occasions et ce qu'on peut induire de là sur son naturel et sur les mobiles de ses actions. Ces preuves sont absolument impuissantes, en l'absence d'un fail attesté, à déterminer la conviction de l'accusé. Mais une procédure qui ne les admettrait pas et n'ajouterait foi qu'aux témoignages portant directement sur l'acte incriminé, se priverait des lumières les plus précieuses *. Elle . pourrait déterminer le fait même du crime, elle n'atteindrait pas les motifs et resterait incertaine sur la question de la responsabilité morale. Je crois fermement qu'un jour viendra où l'analyse et la synthèse psychologiques sor-
1. C'est en partie, on le sait, le cas de la procédure
anglaise.
XX PRÉFACE
liront de leur longue disgrâce. C'est pour interrompre la prescription et tenter, s'il se peut, des penseurs mieux armés que je n'ai pu l'être, plus capables d'accréditer, par le succès, le procédé qu'ils emploient, que j'ai exhumé cet humble témoin d'une méthode injustement délaissée.
III
C'est sans doute le droit d'un auteur de demander à être jugé sur ce qu'il a voulu faire; il se peut qu'on eût désiré de lui davantage ou autre chose et qu'on lui sache mauvais gré de n'avoir pas répondu à cette attente; mais il n'est strictement tenu que des dettes qu'il a délibérément contractées et, en bonne justice, il est quitte s'il a fourni la provision nécessaire pour s'en libérer. Or, ce que j'ai voulu faire, ce n'est ni un
PRÉFACE XXI
mémoire archéologique, ni un chapitre de l'histoire de l'çirt; c'est une étude de psycho- logie et d'esthétique sur l'architecture grecque de la période classique. En consé- quence j'ai jugé que le meilleur parti était de considérer cette architecture dans le monument le plus achevé de la période et d'y relever les fermes et fortes empreintes du génie grec, parvenu à la plénitude de sa maturité. J'ai mis en présence deux indivi- dualités parfaites et je les ai commentées l'une par l'autre.
Cette conception particulière du sujet dispensait l'auteur — nous en avons du moins jugé ainsi — de rechercher et de classer les formes successives que l'art en progrès a traversées pour arriver à l'œuvre parfaite. Sur les causes psychologiques de cette œuvre, on a, en effet, inoins à apprendre de ces tâtonnements que des créations d'un autre genre — philosophi-
XXII PRÉFACE
ques, littéraires, scientifiques, etc. — où le génie grec s'est exprimé avec une égale per- fection. La vraie famille est ici l'ensemble des collatéraux du même degré, plutôt que la série des ascendants dont les plus anciens sont parfois grossiers et à peine reconnaissa- bles. Ce sont ces collatéraux qu'il faut sur- tout regarder pour compléter, assurer, pré- ciser le jugement qu'on porte sur une œuvre comme le Parthénon. La description du coucher de Télémaque dans Homère nous fournit un meilleur commentaire de l'art consommé qui se manifeste dans la struc- ture de la colonne parthénonienne, que le pilier polygonal de Beni-Hassan où l'on a voulu en voir la préparation et l'ébauche. Dirai-je ici toute ma pensée? Je la dis à voix basse et avec quelque humilité; car ce qui en ressortira de plus clair c'est que je n'ai rien des dons et de la vocation de l'ar- chéologue. Les « antécédents » en archi-
PRÉFACE XXIII
lecture auraient assurément une haute valeur psychologique si l'on pouvait en établir la gradation avec la certitude très satisfaisante qu'on a réalisée pour certaines étymologies; il faudrait qu'on pût suivre l'évolution d'une forme comme on suit celle d'un mot dont on voit par de nombreux exemples, de siècle en siècle, d'abord une lettre tomber, puis une terminaison s'as- sourdir, deux syllabes se contracter en une, des articulations se substituer à d'autres d'après une loi constante. Mais combien est rare pour l'archéologue une telle fortune! Dans l'indigence documentaire où il est habituellement réduit, il est condamné à une hardiesse qui devient facilement de la témérité, s'il ne possède pas les dons les plus rares. Voiêi deux formes qui se res- semblent; il lui faudra un grand effort pour admettre deux formations séparées et paral- lèles; il sera tenté au contraire de supposer
XXIV PRÉFACE
une imitation. Voici un exemplaire unique : c'est peut-être, c'est probablement une création individuelle et toute locale; mais comme tout s'ordonnerait mieux si c'était le seul spécimen survivant d'une forme de transition générale! On ne résiste guère à un si spécieux arrangement. Je crains bien que VioUet-le -Duc, par exemple, n'y ait fré- quemment cédé. Que de fois n'a-t-on pas lu dans de savants mémoires — ce sont là des formules assez ordinaires — : « Il y a des indices que tel artiste a visité tel rivage méditerranéen; s'il l'a visité, il a pu pousser jusqu'à telle ville qui n'est qu'à une journée plus loin et, s'il a vu cette ville et ses monu- ments, c'est de là qu'il a dû rapporter cer- tains motifs de décoration qui présentent en effet un caractère particulier dans son œuvre »>. Remarquez que toutes ces probabi- lités ou possibilités, on les additionne, on les multiplie l'une par l'autre, et qu'à chaque
PRÉFACE XXV
somme ou produit on se croit plus assuré de tenir la vérité, sans réfléchir qu'en mul- tipliant les parts de vraisemblance des hypo- thèses successives on a multiplié du même coup leurs parts, presque toujours bien plus grandes, d'incertitude, en sorte que c'est sur des raisons de douter de plus en plus fortes et décisives que sont fondées, en der- nière analyse, des affirmations de plus en plus conllantes et décidées. Hâtons-nous d'ajou- ter que ces témérités sont l'excès inévitable d'une qualité nécessaire. L'archéologue n'a pas le choix; il doit se contenter d'abord d'un coefficient de probabilités très faible; il n'arrivera à rien s'il n'a commencé par se risquer sur des gages très incertains. Ce n'est qu'à la longue que ses conjectures se combinent, se soutiennent entre elles — quand elles ne s'entre-détruisent pas, — qu'elles prennent corps et qu'elles peuvent servir à d'autres qu'à lui. Je les compa-
XXVI PRÉFACE
rerai volontiers à ces crampons que l'in- génieur plante comme il peut, et d'abord à de larges intervalles, dans le flanc abrupt d'un mont, pour servir d'appui à un sen- tier suspendu sur le vide; il y pose déjà en imagination son étroite chaussée. Mais c'est seulement quand les crampons seront plus nombreux et plus rapprochés qu'il pourra la poser réellement et inviter le psy- chologue à s'y aventurer. Celui-ci ne peut cheminer d'un pas ferme et hardi — car il a lui aussi ses hardiesses — que sur un ter- rain solide et continu.
L'archéologie a fourni et compte aujour- d'hui encore plus d'un homme supérieur, réunissant au savoir et à la pénétration de l'érudit l'acquis et le tact délicat de l'artiste, capable, grâce à ces maîtrises si variées, de voir beaucoup où nous ne voyons rien et de se guider par des raisons que notre raison n'entend point. Je m'incline avec admiration
PRÉFACE XXVIC
devant ces intuitions si sûres, et je demeure émerveillé des prodiges de science, de saga- cité, de fécondité ingénieuse dont la prépa- ration de ce livre a fait passer devant mes yeux tant d'exemples. On comprendra tou- tefois, après avoir lu ce qui précède, que je me félicite de n'avoir pas eu à les retenir en grand nombre et à en faire emploi sous la garantie d'une conviction personnelle. La manière dont j'ai conçu mon sujet rendait ces^ emprunts superflus. L'intérêt même des fouilles récentes, qui ont exhumé du sol de l'Hellade tant de formes archaïques rudimentaires et d'ébauches — plus instruc- tives, il est vrai, pour la sculpture et Tépi- graphie que pour l'architecture, — ne m'a pas l'ait sortir de ma réserve. J'ai fait de ces richesses un usage très discret. C'eût été une vaine ostentation de science tenue au courant et mise à jour, que de préférer de nouveaux spécimens aux anciens, alors que
XXVm PRÉFACE
tous ces antécédents n'avaient pour moi qu'une valeur de contre-épreuve, et que j'avais déjà trouvé, en ce genre, tout le nécessaire dans la masse des faits antérieu- rement connus.
IV
Ces fouilles ont également porté sur les pays circonvoisins de la Grèce. On a exhumé en Egypte, en Phénicie, en Syrie, en Perse, les restes d'une architecture déjà très avancée, et, dans plus d'un de ces monu- ments, on a cru reconnaître les prototypes ou les ébauches des formes que le Par- thénon a éternisées. 11 y a, en effet, de fortes raisons de «croire que plusieurs des disposi- tions, des motifs et des ornements qu'on admire dans l'édilice modèle ont eu là leur lointaine ou prochaine origine. Mais cette tilialion probable ne diminue en rien celle
PRÉFACE XXIX
profonde originalité de l'art hellénique qui a été le postulat de toute notre analyse. L'excelfence des Grecs en architecture s'est manifestée par deux caractères : le Uni, l'achevé, l'exquis de chaque forme particu- lière, et surtout l'harmonie facile et puis- sante, la forte logique intérieure de l'œuvre d'art totale. Ces deux genres de perfection, les Grecs ne les ont dus qu'à eux-mêmes et à leur propre génie. Que plus d'une forme d'architecture du siècle de Périclès procède d'un modèle ou d'un prototype oriental, cela n'ôte rien à la grandeur et à l'imprévu du miracle d'art accompli par la Grèce. Autre chose, en effet, est de fournir des éléments qui trouvent place dans l'œuvre monumentale, autre chose est de contribuer à l'inspiration, j'allais dire à la formation de l'état de conscience, d'où est sortie la beauté suprême. La beauté telle que les Grecs l'ont comprise n'est pas une somme
c.
XXX PRÉFACE
d'effets qui s'additionnent; c'est une har- monie d'effets qui se tempèrent et se balan- cent, s'annulent ou se retranchent aussi souvent qu'ils s'ajoutent. Qu'ils soient tous réunis sauf un seul, l'impression esthétique pourra être nulle si l'accord total dépend précisément de celui qui manque. Les formes élémentaires ou partielles, si attrayantes qu'elles soient par elles-mêmes, n'apportent donc à l'œuvre d'art, jusqu'au dernier moment, qu'une contribution incertaine; elles n'ont point, à vrai dire, de valeur propre ; leur valeur dépend de rapports mul- tiples, délicats, souvent insaisissables, dont les combinaisons fragiles et fugitives échap- pent parfois à l'artiste à l'instant même où il croit tenir le secret de la perfection. Au fond, la beauté répond dans l'âme humaine à un certain équilibre entre des impressions nombreuses et variées. Comme tout équi- libre, un rien le produit, un rien suffit pour
PRÉFACE XXXI
le détruire; et ce rien — qui est tout — ne dépend pas de tel ou tel élément matériel ([ui a pu être emprunté; il dépend d'un rap- port ou d'u;i ensemble de rapports. Tels, ces intervalles de temps ou de tons entre les notes successives ou frappées ensemble, que le compositeur entend tout d'un coup dans sa tête et qui déterminent, soit Tallure du rythme soit la consonnance harmonieuse de l'accord.
Je n'ai garde de prétendre que la méthode psychologique puisse saisir et enfermer dans une formule le secret de la beauté. Le miracle d'art lui échappe à elle aussi ; s'il se laissait surprendre, il ne serait plus miracle : l'art aurait perdu sa partie divine. Mais la psychologie est l'instrument qui nous fait pénétrer le plus près de la beauté suprême, parce qu'elle saisil les ensembles, et que la beauté, étant une harmonie, est essentielle- ment un ensemble. J'ajoute qu'elle en
XXXII PRÉFACE
approche plus dans l'art grec que dans tout autre. Toute beauté comprend une partie intelligible qui se déploie entre une partie instinctive et purement sensible et une partie transcendante, lesquelles nous échap- pent toutes deux, l'une par l'exiguïté, l'autre par la complexité de ses éléments. Elle est comme un arbre dont le tronc solide con- tinue hors de terre des racines qu'on ne voit pas, et enfonce dans la nue une cime que dérobe l'abondance de son propre feuillage. Or, il n'y a pas d'art où la partie intelli- gible ait plus d'importance et d'ampleur que dans l'architecture grecque. Nulle part la raison et l'imagination n'ont dégagé des rapports et mis en jeu des artifices plus déliés, plus aisément décomposables. Ce livre eu fournira suffisamment la preuve. On dira peut-être que nous avons prêté à Phidias des idées qu'il n'a jamais eues, des raisonnements qu'il n'a jamais faits. La
PREFACE XXXIII
vérilé est que toute cette dialectique peut avoir été présente dans l'esprit du grand artiste sans l'avoir été à son esprit. Elle y était à l'état inconscient ou demi-conscient. Qu'il n'ait pas été capable d'en suivre en lui-même l'opération, n'est pas une preuve qu'elle n'ait pas dirigé son génie et sa main. On peut ignorer qu'il y a une feuille dans le bourgeon; elle y existe pourtant roulée sur elle-même et invisible; un peu d'art suffit pour la déplier aux yeux et l'étaler, et elle apparaît alors pourvue de tous ses organes. De même un syllogisme, pour avoir la forme d'un enlhymème, n'en est pas moins un syllogisme, et l'on peut, sans rien fausser ni forcer, le restituer dans son ordonnance de raisonnement régulier et complet. Est-il besoin de dire ce que contient cette partie intelligible et raisonnée? Les Grecs ont été les premiers dans le monde à découvrir que la beauté est ce qu'il peut y avoir de plus
XXXIV PRÉFACE
déterminé, qu'on la chercherait en vain, à l'exemple des arts orientaux, dans l'énorme, l'indéfini et le monstrueux où notre dépra- vation esthétique tend de nouveau à la confondre; qu'elle est faite d'ordre, de mesure, d'appropriation; qu'elle s'obtient en architecture à trois conditions : l'unité de signification ou de fonction de chaque organe, l'unité du but de l'œuvre totale, la convergence des effets.
Voilà la vérité dont les Grecs ont fait don à l'esprit humain ; ils ne l'avaient reçue de personne. Elle a produit, par leurs mains, des œuvres immortelles. Peu importe qu'on puisse signaler dans ces œuvres des imita- tions directes ou des transpositions, y recon- naître des formes longuement préparées ailleurs et que l'artiste n'a fait qu'achever; ces emprunts, dont le nombre pourra encore grossir à la suite de nouvelles fouilles archéo- logiques, n'ôtent rien à la puissante indivi-
PRÉFACE XXXV
dualité de l'architecture grecque. Cette indi- vidualité a son siège plus haut; elle est comme l'âme'de Simmias : une musique*; elle est faite, non de substances, mais de rapports. Le Parthcnon a été l'exemplaire le plus parfait de la conception la plus riche, la plus organique qu'il y ait eue de l'art monumental; c'est pourquoi nous l'avons décomposé autant qu'il s'y prétait, a(in de mieux faire sentir, par l'analyse, la synthèse fine et puissante d'où il est issu. Si l'on juge que nous n'avons pas réussi à expliquer l'architecture grecque par la psychologie, il nous restera peut-être d'avoir trouvé un commentaire à la psychologie de la Grèce dans son architecture. Le Parthénon est, en quelque sorte, l'expression plastique, le moulage de l'esprit grec.
1. Y. le Phédon, page 64 de la traduction Saisset.
LE MILIEU PHYSIOIJE
i:t moral
LE PARTHENON.
VUES GÉNÉRALES
Les cent dernières années ont vu se renou- veler toutes les parties de l'histoire, notam- ment l'histoire de l'architecture. On a exhumé au commencement du siècle les grandeurs mystérieuses de l'ancienne Egypte; plus tard on a retrouvé le style gothique, longtemps masqué par la pompe monumentale du xvu" siècle; on commence à entrevoir les magnificences de l'Hindoustan; on a découvert, enfin, les beautés naguère encore profondé- ment ignorées de l'art grec des vi" et v* siècles. Il y a cinquante ans, on les cherchait encore, on croyait les trouver oii elles n'étaient pas. On regardait Athènes à travers Rome; on qualifiait
LE PARTHENON
de grecs, avec une incroyable assurance, les débris d'architecture qui se dressent encore sur le Forum romain. A l'exemple des grands artis- tes de la Renaissance, on considérait le traité de Yitruve comme la Bible de l'art hellénique, comme le résumé fidèle des règles inventées ou observées par un Ictinus ou un Mnésiclès, un Callicrate ou un Libon, On ne doutait pas que l'ordre du temple d'Hercule à Kora ou les ordres de Palladio ne fussent des exemplaires aussi typiques du style grec de la bonne époque que les colonnes, vues de loin et en passant, du Parthénon ou de l'Erechthéion. On se figu- rait que les grands architectes du temps de Périclès, amenés devant la Madeleine, par exemple, n'auraient été surpris que de la gran- deur de rédifice; on tenait pour certain qu'ils y auraient reconnu, appliqués dans un cadre monumental plus large, non seulement les dis- positions générales des temples construits par eux, mais les formes particulières qu'ils avaient adoptées pour chaque membre, et surtout cette unité do la conception d'ensemble, cet art de subordonner les effets et de les fondre dans
VUES GEiNËRALES • S
une impression homogène, ce sens délicat de riiarmonie, cette liberté souveraine dans l'em- ploi des proportions, qui ont de tout temps composé le caractère d'un grand style.
Un regard jeté sur les monuments de la Grèce elle-même, par quelques voyag^eurs attentifs, a subitement dissipé l'illusion. Il a suffi d'étudier un seul exemplaire vraiment authentique pour voir que ni les grands partis de la composition, ni les proportions, ni les prolils d'un monument grec ne ressemblent à ceux des monuments dont les ruines jonchent la surface du Latium. On s'est àpergu que l'art romain, comparé à l'art grec, avait le caractère de ces traductions « nobles et généreuses » à la Dacier, qui ont pendant tant d'années défi- guré le vieil Homère; il est devenu évident qu'on avait eu devant les yeux, non un manus- crit de première main, mais un parchemin surchargé qu'il aurait fallu gratter comme un palimpseste. Avec plus d'étude on s'est con- vaincu que les ordres romains ne sont pas même une traduction directe, et qu'ils se rat- tachent, non au style monumental de l'IIellade
1.
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pendant le siècle de Périclès, mais aux édifices de l'Orient hellénisé par Alexandre; si bien que c'est à Pergame, à Cyzique, à Antioche, à Rhodes, à Alexandrie, plutôt qu'à Athènes, qu'il faut chercher les premiers modèles de l'architecture gréco-romaine, plus d'une fois réimportée, par la suite, dans ses pays d'ori- gine, avec des altérations qu'explique la diffé- rence des temps et des lieux. Enfin on s'est . aperçu que Vitruve, dont les jugements avaient été acceptés sans contrôle et comme des vérités qu'on ne discute pas, n'avait connu que cette architecture gréco-orientale et qu'il ne l'avait connue que par les livres; le prince des archi- tectes s'eçt trahi comme un compilateur peu intelligent et peu exact des théoriciens d'Alexan- drie. On s'est étonné de lui entendre dire que les « anciens » n'ont pas employé l'ordre dorique pour les temples', quoique le Parthénon soit un édifice dorique, — que les temples doivent être orientés de façon que la statue regarde l'ouest *, quoique tous ceux qui ont été retrouvés
1. Vilruve, liv. IV, ch. iii. 8. Vitruve, liv. IV, ch. v.
VUES GENERALES 7
dans l'Hellade proprement dite s'ouvrent au levant, sauf un qui a son axe du midi au nord!
etc Il devint évident que Vitruve n'avait
guère quitté son cabinet et sa bibliothèque, qu'il n'avait consulté que le texte d'Hermogène ou d'autres architectes postérieurs au siècle d'Alexandre; que, pour connaître l'art grec de la belle époque, il convenait, au moins pour un temps, de récuser ce témoin mal informé, et d'aller étudier sur place celles des œuvres du vi" et du v* siècle que le temps et les hommes avaient épargnées.
Des érudits, des artistes, entreprirent avec ardeur cette besogne difficile. Nos pension- naires des écoles de Rome et d'Athènes n'ont cessé de la poursuivre avec talent et succès. Il faut citer au premier rang les travaux inté- ressants de M. Beulé, les belles éludes de MM. Garnier et Paccard*. Quand on consulte
1. Depuis que ces pages ont été écrites, c'est-à-dire depuis vingt-six ans, des découvertes d'une importance capitale pour l'histoire de l'antiquité ont été faites tant en Grèff qu'en Asie Mineure et dans les îles de l'archipel. Due génération nouvelle de savants s'est formée et les études archéologiques ont reçu d'elle une impulsion vigoureuse et féconde. Le public s'est de plus en plus intéressé aux
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la liste des envois, on remarque que le premier monument vraiment grec qui ait fait l'objet d'une restauration est le temple de Minerve
fouilles qui lui mettaienl peu à peu sous les yeux tous les détails de la vie publique et privée des anciens, et, par ses encouragements, il a enhardi les savants à inulliplier leurs explorations, tandis que les gouvernements les aidaient par de larges subsides. Le nombre des grandes découvertes archéologiques accomplies depuis 1810 est trop considérable pour que nous puissions faire autre chose que citer les plus importantes.
En premier lieu les merveilleuses trouvailles de l'Allemand Schliemann à Hissarlik, à Mycènes (1874-1876), à Ithaque (18"8), à Orchomène (1881) et à Tirynthe (1884-188o). Notre École française d'Athènes a reconstitué la ville sainte de Delos(.M. Lcbègue en 1873, M. Homollede 1877 à 1880, puis en 1883 et 1888); elle a ouvert la nécropole de Myrina (1880- 1882); elle a mis au jour les temples d'Apollon Ptoïos à Karditza et d'Athena Cranaia à Mantinée; enlln, tout récem- ment, elle a fait surgir de terre les merveilles du sanctuaire de Delphes.
Le gouvernement grec et la Société archéologique d'Athènes ont retrouvé les secrets du culte de Démétor à Eleusis (1882-1889) et de celui de Jupiter à Dodone (1878); ils ont tiré de nouvelles richesses du sol de l'Acropole d'Atiiènes (1882-1889).
L'Institut allemand d'Athènes a poursuivi pendant six campagnes, de 1875 à 1881, les fouilles d'Olympie, commen- cées par Gurtiiis.
En Asie iMineure, l'Anglais Newton a retrouvé les statues colossales du temple d'Apollon Didyméen et les sculptures de l'école atliquc d'Halicarnasse; les Autrichiens ont recueilli la précieuse frise de (iol-lJaschi; les Allemands ont mis au Jour l'Acropole de Pergamc.
J'ai expliqué dans la préface mise en léte de ce livre pourquoi tous ces faits nouveaux avaiertt peu de chance d'alTecter — et n'ont pas, en ell'ct, modillé — les conclu- sions auxquelles J'avais été conduit en 1870 par l'élude des documents antérieurement connus.
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Poliade, étudié par Ballu en 1845. A partir de cette époque, les travaux d'après les types monumentaux de rilellade se succèdent presque sans interruption jusqu'en 1854; les édifices gréco-latins semblent abandonnés. On y revient dans les restaurations postérieures; c'est que, pour un temps du moins, la Grèce est un champ presque épuisé. Tous les exem- plaires alors connus de l'architecture propre- ment hellénique ont, en effet, donné lieu à des travaux approfondis dont plusieurs sont défi- nitifs. En attendant que les fouilles exhument d'autres édifices et de nouveaux sujets d'ana- lyse esthétique ou savante, on se trouve donc ramené à l'étude des monuments romains, car celle-ci est à refaire selon l'esprit et d'après les règles de la critique contempo- raine.
Dans cette série d'études, incessamment allongée et amplifiée par les recherches de nos savants et de nos artistes, la science historique moderne a introduit en effet des principes d'in- terprétation plus larges et plus sûrs. De ces prin- cipes, le plus essentiel est qu'à ses yeux toute
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œuvre d'art, fût-ce une strophe lyrique, est une œuvre collective, puisqu'elle cherche, pressent, obtient la sympathie. Et combien cela est plus vrai encore d'un monument élevé sous les yeux de tout un peuple, pour un service public et positif! Ici l'artiste ne peut pas être un ini- tiateur, un éclaireur perdu en avant de la foule, comme le poète ou le peintre le sont quelquefois. Ceux-ci peuvent exceptionnelle- ment s'enfuir loin du monde, peupler les soli- tudes de leurs rêves, protester contre les mœurs de leur temps. L'architecte, lui, ne saurait s'écarter de ce peuple qui lui dicte ses programmes, il est forcé de le prendre au sérieux; l'ironie, la satire, la misanthropie, le caprice, sources parfois fécondes ailleurs, tarissent sur son domaine; sa fantaisie subit deux servitudes qui l'attachent à son siècle, le retiennent dans son milieu social : le besoin actuel qu'il est charg-o de satisfaire et le grand jour théâtral qui éclaire son œuvre. Aussi n'est-il jamais seul au travail; il sent derrière lui toute une multitude d'hommes qui regardent par-dessus son épaule, le pressent
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de leurs questions, veulent savoir si leurs p^oûts seront satisfaits, leurs habitudes respec- tées, leurs idées traduites. Que de fois un ordre, une objection de ce collaborateur invi- sible a fait dévier le crayon! Il n'y a point de monument qui ne porte cette empreinte de la main du maître, la trace du puissant coup d'ongle populaire que Tartiste n'a fait que repasser au noir. C'est cette précieuse esquisse qu'il faut retrouver, pour comprendre une architecture historique. Une critique qui ne ferait état que des traditions et de l'esthétique d'école, des nécessités et des procédés techni- ques, des analogies de formes avec d'autres monuments ne réussirait le plus souvent qu'à encourager, à rendre spécieux par un certain appareil les contre - sens les plus décidés.
Ce qu'il importe avant tout de connaître, pour pénétrer un grand style, c'est l'àme même du peuple et du siècle qui l'ont suggéré, goûté, propagé. Cette âme s'est peinte dans la reli- gion, dans la philosophie, dans la littérature, dans la politique, dans la vie de société. Voilà
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le cercle qu'il faut parcourir avant de consi- dérer le monument lui-même. Il faut inter- roger les mœurs sur le programme imposé à Tarchitecte, la philosophie sur sa méthode, la littérature sur sa manière de sentir, la religion sur la nature de son plus haut idéal. Quand on aborde avec toutes ces lumières Tarchitec- ture qu'on a étudiée d'abord avec de simples notions techniques, on croit voir au soleil l'objet qu'on palpait à tâtons dans les ténè- bres. C'est comme une sève puissante qui, de tous ces alentours, pénètre, ranime, colore le cadavre monumental. L'artiste, emprisonné dans la catégorie du beau, ne nous livre que des impressions et des intuitions dont la cause lui échappe; il explique naïvement la fleur par sa couleur et son parfum. L'archéologue ne nous fournit, en quelque sorte, qu'un herbier de formes inanimées, parfaitement classées d'après leurs analogies extérieures, mais sép#^- rées de leurs racines profondes et privées de leur sève natale. L'historien et le critique doi- vent nous montrer la plante en pleine terre, à l'endroit de sa station naturelle, à portée de
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tous les SUCS dont elle s'est nourrie, au milieu de toutes les autres efflorescences qui sont nées du même terrain, sous la même lumière, et qui ont reçu de ces influences générales une physionomie commune. Que de traits atténués, incertains, avortés, revivent et prennent un sens par la comparaison avec ces exemplaires fraternels !
Ces considérations déterminent le plan de cette étude, la méthode que nous comptons suivre, les limites et, en quelque sorte, l'ali- gnement que nous entendons ne pas franchir. De l'origine la plus ancienne des formes, de leur prototype retrouvé en Egypte ou en Asie, de leur évolution et de leur filiation détermi- nées d'après les ressemblances extérieures, en un mot, de tous les faits, d'ailleurs si intéres- sants, qu'ont mis en lumière de récentes découvertes, nous dirons peu de chose. Ces détails sont en général étrangers à l'ordre d'idées où nous nous sommes placé. Ils nous obligeraient à descendre du haut observatoire d'où nous dominons le monument et tous ses alentours, et d'où nous chassons pour ainsi
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dire au faucon les conceptions générales et les causes profondes.
Les règles dont nous nous sommes inspiré dans ce petit livre et le schéma qui en précise et en limite le sujet peuvent être résumés en quelques propositions très simples. Nous ne considérerons que l'art grec authentique, celui dont on trouve les restes dans THellade, et non pas celui des livres et des manuels; nous le considérerons à l'état adulte et à son plus haut degré de perfection, par exemple dans le Par- thénon. C'est le moyen d'écarter tout ce qui n'a pas le relief de la forme définitive, tous ces traits mous, indécis, qui laissent l'esprit flot- tant entre plusieurs conjectures. Chercher dans les caractères intimes de cet exemplaire typique et aux alentours les influences de tout ordre qui se sont exercées sur l'architecte, déterminer le caractère et les goûts de la société, la nature de son idéal, les habitudes des sens et le tour d'esprit qui règlent la conception de l'édifice, l'invention et le choix des formes, voilà le pro- blème attachant et délicat que nous aimerions à traiter. Ce problème, dont les termes les plus
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importants ne se révèlent que par une analyse de ce qu'il y a de plus profond dans l'esprit et le cœur d'une race, ne saurait être plus juste- ment nommé que : la psychologie de l'archi- tecture en Grèce.
LA GEOGRAPHIE
Nous voici donc au pied du Parthénon, sur le rocher de l'Acropole ; assis sur les degrés du temple modèle, étendons par la pensée nos regards jusqu'aux confins du monde grec. Nous voyons les races primitives s'agiter dans cette enceinte, se fixer, émigrer plus loin, former des groupes, des états, une nation, une société. Quelles lois vont régler cette évolution dont le dernier terme est la constitution d'un puOlicI Quelle figure fera l'artiste devant ce peuple qui l'inspire et le juge? Sa condition, au sein d'une société qui n'a dépassé que depuis
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peu le type militaire, lui assure-t-elle le loisir, la liberté, la sécurité, la fierté? A eux tous, ces faits composent l'évolution qui a rendu possible l'apparition d'un grand art, de la même façon que les transformations géologiques successives ont rendu possible l'apparition des animaux supérieurs. Avant d'aborder la partie essen- tielle du problème, regardons d'abord, d'un coup d'oeil rapide, s'afl'ermir le sol et s'épurer l'atmosphère sociale où a pu s'épanouir l'exquise fleur parthénonienne.
La géographie fournit une première et sug- gestive impression. Si on laisse tomber ses regards sur la carte, on voit que la Grèce ressemble à une Suisse insulaire, aune Ecosse. Un des caractères les plus frappants du pays, c'est qu'il est à chaque pas coupé et barré. A considérer de près le sol, les longues chaînes continues indiquées' par les géographes n'exis- tent pas; des pics rapprochés, semés au hasard, se rejoignent pour entourer et clore de toutes parts de petites vallées ou des plaines ; et la clôture est si parfaite que les eaux mêmes ne trouvent pas le moyen de se frayer un passage
2.
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à découvert, et qu'elles s'échappent par des fissures souterraines. Par la même raison, il y a peu de grands fleuves en Grèce, et les grands fleuves sont, on le sait, la grande route des migrations primitives. En outre il est remarquable que les cours d'eau les moins médiocres , TAcheloùs, le Pénée, l'Alphée, n'appartiennent pas aux contrées qui ont pro- duit une civilisation supérieure ; ils traversent l'Epire et l'Ètolic, la ïhessalie, l'Arcadie et l'Élide. Dans toute la Grèce digne de ce nom, de grands obstacles gênent donc la circulation par terre. Un mot de Strabon semble indiquer que de son temps les routes et les canaux de rilellade étaient dans l'étal le plus misérable. Cet état pouvait être en partie la conséquence de la mauvaise administration proconsulaire, mais le même auteur, dans un autre passage où il signale le soin que prenaient les Romains de prolonger au loin dans la campagne, par des chaussées, leurs voies urbaines, oppose à bes préoccupations d'ingénieurs le manque d'indus- trie des Grecs, qui se contentaient do |>lacer leurs villes dans un beati site, à proximité
LA GÉOGRAPHIE 19
d'un bon port, et qui négligeaient non seule- ment les routes d'accès — la mer leur en tenait lieu, — mais même la voirie intérieure. Ainsi, jusqu'à une époque assez avancée, on peut se représenter les dilï'érentes parties de la pénin- sule comme n'ayant presque point, entre elles, de communication continentale.
Un autre caractère géographique compense cette disgrâce naturelle; la mer est partout en Grèce, et non seulement elle baigne les grands contours de la côte, mais elle pénètre profondé- ment par des golfes au cœur même du pays. Tacite a dit de la Grande-Bretagne : VOcéan s insinue dans les défilés et entre les montaynes comme dans son propre domaine '. Le mol est vrai de la Grèce. Il n'y a pas une province, excepté l'Arcadie, qui ne soit maritime et qui n'ait plusieurs anses ou même de beaux ports naturels ; le Grec était donc navigateur de nais- sance et par nécessité géographique. Les golfes profonds, les baies échancrées sem- blaient se prêter à son apprentissage; des îles
1. Tacite, Agricola, c. 10.
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semées dans la mer « comme des pierres dans un gué » offraient des stations échelonnées aux premiers essais d'un voyage transmarin. Au bas de son échelle de rochers, le monta- gnard avait sa nacelle tirée sur le sable; il se faisait matelot; et toutes ces contrées dont le séparaient par terre des montagnes, des gorges infranchissables, il y abordait aisément en quel- ques coups de rame. La grande voie de com- munication des Grecs entre eux a été la mer. La prodigieuse révolution qu'ont produite de notre temps les voies ferrées en réunissant des provinces jusque-là presque isolées, la mer Egée, l'Archipel, l'avaient accomplie d'avance pour les petits Etats de la presqu'île grecque. Le marchand, le pirate, ont été les créateurs de l'unité panhellénique.
La navigation est aussi ancienne que la Grèce elle-même; la piraterie est déjà une des meilleures professions au temps d'Homère. Tou- tefois les mîlls, les agrès, les voiles, sont pos- térieurs à la séparation des Pélasges en Latins et en Grecs; les barques restent petites et la marine timide jusqu'au septième siècle. Vers
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630, on ne peut trouver un pilote qui ait été à Cyrène; pour passer en Sicile, même au temps de la guerre du Péloponèse, on remontait par Corcyre et le golfe de Tarente; la navigation resta donc pendant très longtemps un simple et circonspect cabotage. Dans de telles conditions le mélange des idées a dû être bien plus aisé et bien plus rapide que le mélange des hommes. Ce n'était qu'avec peine que deux nationalités séparées par une barrière de mon- tagnes parvenaient à s'unir et à se confondre. Par mer, au moins pendant toute une longue période, même difficulté aux migrations en masse. Sur ce frêle bateau qui ne prendra qu'au Imitième siècle les proportions de la trirème *, quelques matelots seulement peuvent s'embar- quer ; mais ils emportent avec leurs marchan- dises une cargaison de traditions, de légendes, de souvenirs, de renommées, qu'ils laissent sur tous les rivages. Ainsi la nature même des moyens de communication était bien autre-
1. D'après Thucydide, c'est vers 703 et dans les chantiers de Corinllie que fut construite la première trirème (voy. Thucydide, 1, 13).
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ment favorable à l'échange actif et précoce des idées qu'au mélange des races et à leur rap- prochement dans l'unité d'un seul état; elle tendait à produire, bien avant toute fusion politique, et au sein d'un morcellement extrême, une puissante unité intellectuelle. On ne peut mieux représenter la nature et l'effet de ces premières relations par la mer seule qu'en les comparant à celles qu'établirait entre les pro- vinces françaises un chemin de fer ne trans- portant pas de voyageurs, mais seulement des denrées, des livres et des gazettes. Pendant des siècles, le véritable lien entre les provinces de la Grèce ce sont les œuvres de son génie. Les poèmes du cycle homérique ont, mieux qu'une administration centralisée, fait des con- citoyens de ces hommes dispersés. Ce carac- tère a subsisté même après le perfection- nement des moyens de communication. Aux temps historiques, la véritable assemblée poli- tique n'est pas le conseil des amphictyons, ce sont les jeux olympiques, qu'on ne juge pas {\ propos de remettre, même pour courir à la rencontre des Perses attaquant les ïher-
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mopyles *. On est Grec, non parce que l'on est soumis au même gouvernement et qu'on appartient à la même nationalité, mais parce que l'on n'est pas barbare, c'est à dire bégayant , parce que l'on parle la noble langue de l'Iliade et de l'Odyssée.
Morcellement politique, fusion intellectuelle et morale, voilà donc les deux caractères inscrits d'avance dans la géographie de la Grèce. Jusque vers 560, c'est-à-dire jusqu'à ce que la conquête des colonies grecques d'Asie par les Lydiens et enfin par les Perses, force les Hellènes du continent à se grouper et à serrer les rangs autour d'un chef, elle offre l'aspect de vingt nations juxtaposées dans un espace de quelques lieues carrées, chacune ayant ses dieux, ses ancêtres, son œkiste, ses guerres, sa législation, ses légendes et son his- toire, et toutes cependant formant un seul et vaste public autour du poète et de l'artiste. Que de sources distinctes d'originalité, venant se verser dans un même courant d'émulation et
1. Hérodote, VII, 266.
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d'enthousiasme! De même qu'en mécanique on perd en force ce que l'on gagne en vitesse, nos glandes agglomérations ont perdu, en verve créatrice et en variété de conception, ce qu'elles ont gagné en largeur de vues et en hauteur de ton, La Grèce seule, à la faveur de sa consti- tution géographique, a su tout concilier. Son génie a la féconde chaleur qui sort de foyers multiples, il a la majesté d'une seule grande flamme battant de l'aile à découvert. Beaucoup de petites scènes, oiî ciiaque groupe joue avec ferveur le drame de ses passions et de ses inté- rêts propres, s'espacent dans l'enceinte d'un vaste théâtre, sous les yeux d'un immense auditoire. Chaque coin de terre, grand comme le comtat Venaissin, avait l'orgueil national d'un pays grand comme la France; il avait ses annales, ses héros; en travaillant sur ces types, le poète, le statuaire, gardaient tout le feu d'un patriotisme conçu et couvé à l'étroit; ils con- servaient la saveur natale, le goût du terroir; mais ils sentaient qu'ils seraient entendus et admirés de toute la grande patrie, et ils met- taient leurs œuvres au point pour la vaste mul-
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tilude qui devait les lire ou les contempler. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que tout ayant en Grèce les proportions municipales, rien n'y était municipal par le fond et la manière de voir. Le plus petit bourg se sentait un peuple. La Grèce n'était pas une grande nationalité compacte, enserrant une foule de petites villes bornées dans leurs vues, mesquines dans leurs passions. C'était plutôt une grande famille disséminée, enveloppant et reliant une foule d'états complets et glorieux, par l'unité de la langue et la libre fraternité des génies. « Le nom de Grecs, dit admirablement Isocrate, désigne moins un peuple particulier qu'une société d'hommes éclairés et polis; et l'on appelle ainsi plutôt ceux qui participent à notre éducation que ceux qui partagent notre ori- gine. » (Panég. d'Athènes.)
La géographie n'indique pas seulement les conditions de la circulation intellectuelle; elle révèle au regard que dirige un esprit attentif le champ et même le centre de cette circulation. Vers 1100 a lieu l'invasion dorienne en Grèce. Il semble qu'à ce moment ni les envahisseurs
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ni le? premiers occupants n'aient eu de carac- tère bien déterminé. Ceux-ci font vaguement penser aux Étrusques ; ils sont comme eux secs, patients, laborieux, et se meuvent dans un cercle intellectuel très étroit. Ceux-là ont toutes les apparences d'une horde de barbares. Les peuplades qui les précèdent ou qu'ils entraînent à leur suite, les Thessaliens, les Béotiens, les Etoliens, sont les plus grossières de la race hellénique ; les derniers mangent de la chair crue et parlent une langue inarticulée. La vie urbaine est ignorée des Doriens; ils habitent de petits bourgs ouverts et disséminés. Tels ils pénètrent dans l'IIellade, chassant devant eux les populations plus anciennes. Celles-ci quittent la péninsule, passent dans les îles, puis en Asie Mineure. Tandis que les con- quérants, enfermés dans leur lutte contre les indigènes de la Grèce, développent leur génie sous les formes pures de son type naturel, les émigrés achéens subissent l'inlluence de leurs voisins orientaux; leur hellénisme s'altère, et ils deviennent, pour ainsi dire, une variété du genre, mais demeurent les membres de la
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grande famille dont ils sont issus; c'est à ce moment, selon toute vraisemblance, et par opposition avec la population restée maîtresse du Péloponèse, qu'ils se distinguent comme Eoloioniens; par leur choc même, les deux génies prennent relief, se fixent et se sentent; définis par leur contraste, mis en présence et en regard par leur distribution géographique, ils commencent à agir efficacement l'un sur l'autre. Cette action réciproque a été Tune des causes maîtresses de la civilisation hellénique. S'il y a un fait curieux dans l'histoire de la Grèce, c'est la stérilité intellectuelle de la côte occidentale de la péninsule, de la Triphylie, de l'Elide, de l'Acarnanie et de l'Étolie. Ce sont pour la plupart de grandes plaines, dont le sol gras et riche fait contraste avec la sécheresse montagneuse des régions orientales. Ces ré- gions déshéritées sont pourtant celles qui sont devenues un foyer de progrès; c'est le voisi- nage des Ioniens qui leur a fait ces hautes destinées. L'incessant échange des idées entre deux esprits si différents, l'imitation réciproque de leurs grandes œuvres, la moyenne lente-
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ment formée entre leurs opinions extrêmes ou, au contraire, les vives réactions qui les éloi- gnent davantage sur les points où les deux génies ne se prêtent pas à une conciliation, tout a concouru à produire, dans cette zone limitée, un prodigieux mouvement intellectuel. La mer Egée a été pendant trois siècles, après l'invasion dorienne, l'enceinte où s'est accompli l'actif travail de la civilisation grecque.
Dans celte enceinte, on peut indiquer, presque a priori^ le lieu où l'action sera la plus énergique et la fusion la plus complète. Au nord du Péloponèse, un court promontoire se prolonge vers l'Asie et donne la main aux îles qui forment entre les deux continents une série d'étapes maritimes. C'est le promontoire de Sunium, la pointe de l'Atlique. C'est là que les Achéens refoulés ont trouvé un dernier refuge; c'est le lieu d'embarquement des Pélasges, des Myniens d'Orchomène, des Abantos d'Eubée, de tous les futurs Ioniens; c'est là seulement (ju'iis ont gardé pied dans la Grèce proprement dite. Reliés à leurs frères par la saillie orien- tale de leur triangle, les habitants de l'Atlique
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subissent cependant de plus près l'influence dorienne. La race conquérante les entoure et pour ainsi dire les cerne de toutes parts; établie à Corinlhe, à Egine, à Mégare, d'où elle dis- pute longtemps Salamine à leur faiblesse, elle les accable de son prestige et les pénètre de ses idées; inhabile à les transformer profondé- ment, elle leur laisse cependant une empreinte marquée. Attirés aux jeux Olympiques, les Athéniens adoptent peu à peu les coutumes doriennes; ils abandonnent le long vêtement oriental; leurs enfants vont à l'école pieds nus dans la neige, en chantant l'hymne à Pallas; l'architecture dorique enfin s'impose à eux, et c'est dans ce style qu'ils élèvent et réédifient leur grand monument national, le Parthénon. Mais ces emprunts semblent entre leurs mains des créations nouvelles; le génie ionien, resté en communication avec sa source asiatique, les remodèle avec une puissance extraordinaire ; il complète, il achève, il raffine, il couronne de grâce et d'éclat la vigoureuse conception do- rienne. Athènes, par sa position, était prédes- tinée à devenir le confluent des deux fleuves,
3.
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et comme le siège de la réaction des deux g-énies Tun sur l'autre. Son glorieux privilège et sa haute fonction historique étaient inscrits d'avance sur la carte. Quand Xénophon signale la réceptivité de son dialecte, où trouvent accueil des mots venus de tous les rivages gréco-asiatiques, il la désigne implicitement comme la capitale du monde grec. Sans autre lumière qu'une vue sommaire de la configu- ration géographique du pays et de la distribu- tion des races, on aurait pu dire avec certitude : là sera le grand foyer intellectuel de la Grèce, là viendront se fondre et se concilier toutes les aptitudes des différentes fractions de l'hellé- nisme.
II
LES RACES
Bien distincts en effet sont les deux génies qui, pareils à deux fleuves, se rencontrent et forment, en se mêlant, le courant de l'esprit grec. Chacun d'eux a contribué, par des qua- lités pour ainsi dire opposées, au développe- ment des beaux-arts.
Les poëmes homériques sont comme le lit où a coulé d'abord le génie ionien, à peine sorti de sa source; c'est là qu'il faut l'aller chercher pour le bien connaître. Homère passe pour avoir représenté les Achéens du Pélopo- nèse; mais il les a seulement chantés, et ce
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sont bien plutôt les hommes de son temps, ses compatriotes asiatiques, qu'il a fig-urés sous ce nom d'emprunt. Le premier caractère qu'on distingue dans le Grec homérique est celui qu'on retrouvera, plus ou moins atténué, dans les petites aristocraties ou démocraties de la Grèce postérieure : le sentiment de l'indépen- dance individuelle. Il n'y a rien de plus hardi et de plus libre qu'un héros de VIliada; il ne combat pas à son rang comme le guerrier dorien ; il lutte isolément à pied ou du haut de son char; rien dans les mouvements des Grecs et des Troyens ne ressemble à de la discipline. Le héros gourmande le roi des rois; il lutte contre les dieux eux-mêmes, il ne plie que sous la main du destin. Dans un monde sans passé et sans expérience, il ne subit pas la pression d'un • corps de maximes morales abstraites; il crée hii-môme, à chaque instant, la règle vivante de sa conduite. Nulle part l'homme ne s'cst^jos^ avec une conscience plus souveraine de son droit de se développer librement, sans autre loi que les impulsions de sa nature individuelle. — Le fait est décisif; chez les nations qui commen-
LES RACES 33
cent par le sacrifice de l'individu au groupe, comme les Spartiates et les Romains par exemple, l'invention ne tarde pas à s'arrêter; elles imitent largement, elles transposent avec art, avec une sorte de perfection ; quelques-unes peuvent vivre longtemps et magnifiquement sur ces richesses d'emprunt; leur originalité n'en a pas moins une carrière beaucoup plus bornée que celle des peuples individualistes. Si le génie ionien s'est incessamment renouvelé, c'est que la source vive de toute invention était restée en lui fraîche et abondante : cette source, c'est le sentiment profond et enraciné par lequel l'individu s'isole, se conçoit comme un petit monde distinct, prend son point d'appui en lui-même et semble échapper plus ou moins à ce qu'il y a de fatal et d'uniforme dans l'existence collective.
Ce sentiment est plutôt net qu'énergique; on y devine l'absence du frein plutôt que la vigueur du ressort intérieur qui le brise. L'idéal des Ioniens est la vie, mais une vie calme et pour ainsi dire détendue ; leur activité intermittente semble n'avoir d'autre but que
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de donner delà saveur au loisir; ces petits chefs pillards ont l'air de ne combattre que pour orner leur repos des belles et calmes sensations que donnent un riche mobilier, des tables opu- lentes, d'harmonieux récits de leurs propres exploits chantés au son de la lyre. Ils sont comme ces voyag-eurs qui voyagent pour se souvenir et non par amour du mouvement. Quand ils croient voir dans la vie d'un mortel l'image du bonheur des dieux, c'est qu' « assis sur un trône en face du foyer, il se verse du vin et se repose comme un immortel ». Trait significatif, qui procède évidemment de l'esprit ionien : le Grec des temps postérieurs sera enclin à ne concevoir aucune (^s idées diri- geantes de la vie que comme un principe d'ordre et de paix. Parle-t-il de l'amour, il dit avec Platon : « L'amour donne le calme aux hommes, la tranquillité à la mer infinie; il endort les vents ». Parle-t-il de la pensée? Il observe avec Aristote qu'elle ressemble moins à un mouvement qu'à un arrêt et à un repos. Ses deux grands systèmes de morale, l'épicu- risme et le stoïcisme, ont pour souverain bien
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la même paix absolue, sons les noms différents d'apathie (absence d'émotion) ou d'ataraxie (absence de trouble). Dans les arts, il défend avec Platon qu'on s'adresse à la « partie pleu- reuse de l'âme* », et s'il représente la mort de Ménœcée, il aime que le héros, « baigné dans son sang, expire avec un visage plein de dou- ceur et paraisse s'endormir' ». Cette aversion pour les signes d'une émotion désordonnée, ce goût pour tout ce qui exprime un parfait équilibre de la •sensibilité, une paix profonde et comparable au doux sommeil, ont été assuré- ment transformés et ennoblis par l'énergie dorienne, ils n'en sont pas moins, en partie, l'effet des tendances originelles du génie ionien. Dans les arts d'imitation, dans la phi- losophie, dans la poésie, ces caractères sont visibles sous la forme supérieure que leur a donnée la coopération des deux génies helléni- ques; dans les, arts d'invention et surtout en architecture, ils se traduisent par la répugnance plus particulièrement ionienne qu'inspirent à
1. Tb ÔpriVoiSe;.
2. Philostrate.
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l'artiste les brusques contrastes, et par le goût des transitions douces et coulantes. Les conson- nances abondent dans la musique architectu- rale des Grecs. Le legato y est la règle : les grands écarts, les dissonances sont presque inconnues. Les harmonies savantes et doulou- reuses d'un Beethoven poursuivant une réso- lution toujours retardée cèdent la place aux courtes et simples modulations que Cimarosa fait retomber à chaque instant sut l'accord parfait.
Assis dans son palais, devant une table abondante, l'Ionien parle ou écoute parler. Le goût le plus vif qu'on puisse observer dans Homère, c'est celui de joindre posément des phrases entre elles. Le libre écoulement des • idées dans une forme limpide produit par lui- même une sorte d'ivresse, supérieure à toutes les joies du mouvement et du succès. C'est affaire de race; c'est aussi affaire d'éducation. Population toute côtière, les Ioniens ont été les premiers agents de la grande circulation maritime qui amis en communicatjion les diffé- rentes provinces de la firèce. C'était l'époque
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OÙ chaque vallée, chaque rocher semé dans la mer restait encore un foyer poétique distinct; chaque petite ville avait sa gerbe de légendes qui gardait le goût du terroir, en l'absence d'une culture uniforme et générale. L'imagi- nation en était pour ainsi dire à sa période féodale; partout elle se posait en souveraine; elle battait monnaie à sa propre effigie. C'est donc avec un charme presque inépuisable de variété et de nouveauté que le matelot, le pirate, le marchand, colportaient sur toutes les côtes les mystères, l'histoire, les mœurs de leur petit pays. A peine débarqués, on les interroge; ils parlent, ils pérorent; on les écoule avec curiosité; ils se piquent d'amour- propre, ajoutent un détail agréable, retran- chent un trait qui ne serait pas compris. Au retour, même scène; les citoyens sédentaires veulent apprendre de la bouche des voyageurs ce que ceux-ci ont vu et observé; là encore, on fait des récits; on les orne et les agrémente. Ainsi se développent et prennent relief, les personnages de l'improvisateur, du conteur, du déclamateur ambulant, qui ne sont que trois
LE PARTUÉNON. 4
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variétés d'un même personnage et les frères de lait du poète épique. Tous les ouvrages de l'es- prit et l'art lui-même se ressentent de cette influence jusque dans une période très avancée de culture littéraire. A-t-on à écrire un traité de pédagogie princière, on en fait un roman; c'est la Cyropédie. La philosophie, la politique, la morale, s'enseignent en dialogue, avec une jolie mise en scène où se mêlent l'omhre fraîche du platane, le chant des cigales, les eaux murmurantes de Tllissus. Les notes diplomatiques prennent, dans le grave Thu- cydide, la forme de discours prononcés. Dès l'origine, la statuaire, quand elle ne dresse pas des colosses à la manière de l'Orient, se plaît à traduire des anecdotes en groupes. C'est par exemple, cette célèbre dispute du trépied si souvent reproduite : Hercule ayant enlevé le trépied; Apollon le lui disputant avec Diane et Latone; Athènè secondant Hercule. C'est Thésée prenant, sous une énorme pierre, l'épée et la chaussure qu'Kgée y avait cachées pour lui. Plus tard, que devient la décoration du temple dorique entre les mains des Ioniens
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d'Athènes? Une suite d'épisodes religieux, guer- riers, familiers. On se rappelle dans Homère les phrases innombrables : « Ménélas tue Sca- mandrius qui fuyait devant lui; la lance s'en- fonce dans le dos entre les deux épaules et res- sort par la poitrine »... « Mérion atteint Phéri- clus et lui plonge son javelot dans la hanche droite; la pointe s'enfonce dans la vessie et ressort au-dessus de l'os. Phéridus tombe sur ses genoux, etc.. » Le sculpteur n'a fait que ciseler dans le marbre ces petits tableaux que débitait le rhapsode à la grande joie du public. En regardant les métopes du temple de Minerve, on croit lire le chant consacré aux exploits d'Agamemnon ou de Patrocle, et l'on saisit, dans une de ses conséquences les plus frap- pantes, le tour anecdotique de l'imagination ionienne.
Conséquence plus décisive encore : sous l'influence prolongée de cette vie et de ces habitudes, la matière même de la narration s'altère. L'Asiatique, immobile et silencieux au milieu de ses grandes plaines, approfondit chaque jour davantage le sens de ses mythes.
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Chez les Ioniens, libres entremetteurs des nom- breux foyers de production poétique, ce sens s'évapore; le conte perdrait de sa vivacité à contenir ce pesant secret; on l'en allège. Insen- siblement, tout prend, sur les lèvres du narra- teur, une signification plus superficielle et plus prochaine; le mythe devient fable, la légende devient roman, le symbole s'efface sous les licences que se donne le désir de plaire. Il est curieux d'entendre Hérodote parler des grandes religions naturalistes de l'Orient; il n'y com- prend rien; il prend pour un bizarre trait de mœurs le culte tout symbolique de Mylitta; il n'a pas l'air de voir que ces rites voluptueux figurent la puissance reproductrice de la nature. De même, il interprète comme des signes de la lâcheté des peuples vaincus les nombreuses cteis que Sésostris fait élever le long de ses conquêtes. Ainsi un génie vif, curieux, anec- dotique, façonne, pénètre, dénature jusqu'au fond tous les mythes créés par les premiers Grecs. Après les avoir colportés loin du paysage natal et inspirateur, il a toute liberté pour en changer la forme et le sens ; et il le fait en sup-
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primant de préférence ce qui est profond, mysté- rieux, ce qui donne à l'esprit une attitude médi- tative. Il lui faut du mouvement, de la variété, des détails piquants, d'innombrables épisodes. C'est ce besoin nouveau, introduit surtout par les Ioniens navigateurs dans le type général du génie grec, qui gouverne désormais l'évo- lution des mythes, et qui les transforme dans le sens d'une beauté tout extérieure et d'une grâce légère, aux dépens des idées métaphy- siques qu'ils contenaient à l'origine.
Ce caractère complète la pliysionomie si ori- ginale de cette race richement douée. Si haut qu'on remonte dans la suite des époques, les Ioniens apparaissent comme des contemplatifs d'une espèce particulière, curieux, épicuriens et rhéteurs. Leur perception calme et lucide des choses extérieures crée en eux une imagination et une raison à sa ressemblance; celles-ci no sont jamais troublées par les créations capri- cieuses du rêve intérieur; la secousse de l'ac- tion ne les interrompt qu'un instant et elles retournent ensuite au spectacle que leur offre
la lente procession des images distinctes et des
4.
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idées claires. La concentration, je dirai volon- tiers la condensation du sentiment et de la pensée, caractère distinctif du Dorisme, a tou- jours manqué aux Ioniens. Homère se complaît devant un long défilé de combats et de légendes, de généalogies et d'aventures; tous ses déve- loppements se présentent non comme un sys- tème dont les parties convergent de plusieurs points différents vers un centre, mais comme des séries linéaires indéfinies. Ses descriptions de la nature font penser à des bandes photo- graphiques qu'on déroule et qui réfléchissent ■ un segment du monde extérieur; elles n'ont pas ce point lumineux que les écrivains modernes piquent à un endroit de leur paysage et qui devient centre pour l'œil du speclaleur. Dans les discours, les idées ne se groupent l)as en files serrées ou en phalanges com- pactes ; elles se suivent comme des promeneurs espacés qui ont du temps à perdre et qu'une digression bien souvent écarte du chemin pour les y ramener au prochain tournant. En résumé, il n'y a pas ici de ressort intérieur assez puissant pour résister à l'expansion d'une
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sensibilité jeune, pour limiter l'abondance des impressions et des images ou rég-ler le flux d'une parole intarissable. Ce caractère, bien que négatif, est l'un de ceux qui font le mieux saisir la nature du génie ionien recherché aussi près que possible de son origine, dans le miroir limpide et fidèle de la poésie homérique.
Suivons maintenant, dans l'art monumental lui-même, l'action de toutes les causes qui viennent d'être signalées. Le goût de l'éclat domine en architecture, en l'absence des im- pressions concentrées qui permettent de goûter des beautés plus sobres. Quand on essaye de se figurer l'ornementation des palais de Ménélas et d'Alcinous, on se croirait volontiers en plein Orient; et, en effet, l'art décoratif pratiqué dans Homère semble se rattacher à cette architecture à revêtements métalliques dont les pourvoyeurs et les propagateurs ont été les Phéniciens, hardis explorateurs des mines de la Norvège, du Cornouailles, de l'Espagne, de Thasos. Nulle part le corps de la construction n'appa- raît; l'or, l'argent, l'ivoire, l'ambre, l'acier bleu, recouvrent les portes, s'appliquent aux
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murs, s'étendent sur les frises, si bien que le palais tout entier brille, « comme les rayons du soleil et ceux de la lune >;. Le style ionien, mal défendu par une sensibilité complice, a évidemment subi l'influence des races sémiti- ques, alors en possession de tout le commerce méditerranéen; par le ton général, l'architec- ture des poèmes homériques est bien plus éloignée des formes que le Parthénon a éter- nisées, que du temple de Jérusalem et du palais de Khorsabad. Beaucoup plus tard. Tordre ionique des temps historiques porte encore la même empreinte ' ; au fond, malgré le voisinage assainissant du dorique, il trahit un certain défaut de consistance dans la conception mère, une moindre, rigueur dans la déduction. La base avec ses bourrelets mous, le chapiteau aux cornes de béliers, la frise continue, ornée d'animaux capricieux, montrent la prépondé- rance des prédilections sensibles et le facile accueil fait aux inventions les plus délicates de la fantaisie. L'Ionien se montre ici, comme
I
1. Voyez la planche, page 218.
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dans le reste, épicurien et prodigue; il est au Dorien ce qu'un architecte des débuts de la Renaissance, avec son multiple et arbitraire étalage de formes, est au sobre maître es œuvres gothique du xiu" siècle.
Le génie dorien est, presque sur tous les points, l'inverse du génie ionien. Jetés en petit nombre au milieu de populations hostiles, les Doriens ne peuvent se conserver que par le combat quotidien, par la vigilance sans trêve, par la supériorité du courage et de la disci- pline. Chaque homme est perdu s'il n'est à son rang, ou si les autres quittent le leur. Le salut individuel se confond ici avec le salut de la nation. L'amour de la patrie grandit donc déme- surément, comme il arrive aux passions nobles qui ont eu la chance de pouvoir se greffer sur un instinct égoïste très enraciné et toujours en action; il envahit à la fin l'àme tout entière. A Sparte, l'absorption de l'homme par la cité est complète; on ne le conçoit plus que comme une cellule dans un corps organisé, il s'efface au sein d'une grande personne morale, l'Etat, qui devient le siège unique des
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droits et l'objet des devoirs. Tout ce qui est individuel et tous les groupes voisins de l'in- dividu disparaissent; le groupe total subsiste seul. — Les sexes disparaissent; car la jeune fille est élevée comme le jeune homme; au lieu de filer le lin, comme dans les autres pays de la Grèce, elle se mêle, nue, aux exercices virils. La pudeur, les instincts sédentaires de la femme cèdent à la nécessité politique d'avoir des mères fécondes, capables de fournir à la patrie des soldats robustes. — L'autorité pater- nelle disparaît; car, dès le bas âge, l'enfant est livré à un magistrat, le pédonome, et reçoit une éducation réglée uniformément par la loi; le père, dépossédé, n'a pas plus d'autorité sur son fils que le premier citoyen venu. — Le senti- ment conjugal disparait; car le vieillard est tenu de choisir lui-môme un jeune amant à sa femme jeune, et les hommes s'empruntent entre eux leurs épouses, comme on emprunte un bel animal pour faire souche. — La pro- priété disparaît, car lo partage égal des terres est la base du système; l'absence do monnaie portative exclut le commerce; la vie en commun
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exclut le luxe; les chiens, les chevaux, sont indivis, et tout chasseur peut puiser dans les armoires des maisons où il s'arrête; enfin, l'idée de la propriété est même si faible qu'on encourag-e le vol, apprentissage naturel de l'adresse et de la ruse. — L'élan aventureux de la valeur personnelle disparaît, car une étroite discipline militaire ne fait qu'un homme de tout un bataillon. — La physionomie indivi- duelle disparaît, car tous les adolescents mar- chent dans la rue en silence, les mains sous leur robe, sans tourner la tête à droite ou à gauche, les yeux toujours fixés devant eux, et ne faisant pas plus de bruit que des statues *. 11 n'est pas jusqu'aux œuvres d'imagination où tout ne soit pareillement collectif. Telles la danse, la musique, la poésie. Le genre lyrique que les Spartiates créent en regard du lyrisme éolien n'a d'autre caractère distinctif que d'être choral et non individuel. Lacédémone n'est pas une cité; c'est une caserne, un couvent, un haras. L'instinct de conservation rendu
1. Xénophon.
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souverain par le danger n'y laisse subsister que la masse sociale; pour donner à cette masse plus de consistance, il la compose de molécules homogènes et adhérentes; enfin il lui imprime une puissante impulsion en érigeant en règle le mouvement perpétuel, l'action énergique et à outrance. Comme le dit si bien Bernhardy, tout prend à Sparte la forme pratique^ et non la forme poétique. Le culte nu de l'effort, la manie du drân se dégage comme le dernier produit d'un patriotisme qui demeure seul sur les ruines de tout le reste. Sans doute cette organisation n'apparaît dans son type accompli qu'à Lacédémone. Les Spartiates représentent la race sous une forme extrême el excessive; ce sont pour ainsi dire les puritains du Dorisme. A côté de cette race extraordinaire oii l'homme tient à la fois du moine ascète et du moine chevalier de notre moyen Age, les Dorions do la côte orientale, plus voisins des Ioniens d'Asie Mineure, ont des institutions moins étroites el un génie plus tolérant. Néanmoins, le mouve- ment non interrompu et l'action en commun restent un Irait dominant et général. Aussi
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toute cette race si bien douée perd-elle assez rapidement, en tout genre, ce désir du mieux dont l'individu libre et contemplatif est l'organe. Les ébauches sont nombreuses et variées; mais elles restent des ébauches. A ne jeter qu'un regard sommaire, la fécondité est admirable; on voit les Doriens fournir par la Crète les premiers statuaires, fonder à Sicyone la grande école de peinture, à Sparte la grande école de musique; inventer à Argos et à Egine un système métrique et monétaire particulier, créer à Corinthe la trirème pontée et l'industrie de la poterie peinte, inaugurer l'usage des cais- sons, orner les frontons de terres cuites, enfin, mettre au jour, en architecture, le style puis- sant et fier auquel ils ont donné leur nom. Mais la plupart de ces créations d'une forte originalité, devenues bientôt stationnaires entre leurs mains, n'ont continué leur évolution que par le secours des races ioniennes. Ils com- mencent; c'est Athènes qui achève. C'est Athènes qui a dégagé la tragédie de l'informe dithyrambe de Corinthe et de Sicyone, c'est Athènes qui a fait sortir la comédie de la farco
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mégarienne ; c'est Athènes qui a imprimé l'essor vers le divin et l'héroïque à l'idéal arrêté dans le type de l'athlète vulgaire par le canon de Polyclète ou par la statuaire d'Égine. C'est Athènes enfin qui a donné dans le Parthénon sa forme définitive au style dorique, devenu, dès le cinquième siècle, hésitant, conservateur et stérile chez les Doriens de la Sicile et de la Grande Grèce.
Un spiritualisme austère pénètre d'ailleurs presque toutes les créations du génie dorien. 0. Muller, en lui rattachant Pythagore et la théorie des nombres, l'oppose au génie ionien, si enclin aux systèmes matérialistes. Le même critique fait remarquer qu'il n'y a pas, avant le siècle de Solon, un seul caractère physique dans le culte du dieu des Doriens. Apollon n'est pas le soleil qui fait mûrir les moissons, mais le défenseur qui les protège. Leur Her- cule est le dieu du travail et de l'elîort. Ils l'adorent avec recueillement, et les autres Grecs leur reprochent la simplicité presque pauvre de leur culte. Leur imagination sobre s'oppose en effet au goût de l'éclat, si marqué
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chez les Ioniens. La coutume de la nudité, la proscription des métaux précieux indiquent une sévérité naturelle ou cherchée qui se retrouve également dans l'architecture. Hien de plus grave à son origine que le temple dorique, avec ses courtes colonnes sans base, son chapiteau évasé, son énorme entablement qui a jusqu'à trois septièmes de la hauteur totale, ses métopes lisses et nues, son fronton encore vide de terres cuites ou de marbres. Dans cet abus puissant de la matière, c'est par la justesse topique de tous les traits et par leur concours vers un même but que le Dorien cherche à produire une grande impression. Pas un caprice ne fait errer l'intelligence et ne dérive l'attention; tout est raisonné, calculé, approprié, combiné. On s'étonne sans doute de trouver ce riche ensemble d'idées et cet art de les grouper entre elles chez le peuple qui a glorifié la sécheresse et le style fragmentaire sous le nom de laconisme. Mais la sobriété de parole des Doriens est plutôt voulue que natu- relle; elle vient de ce que tout se concentre chez eux et fait ressort afin de produire une
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détente plus forte. Quand Homère dit du roi de Sparte : « Prononçant des mots isolés, à la hâte, avare de paroles, mais énergique, il n'exerce point une langue bavarde, mais sa parole frappe avec certitude et sa noblesse for- tifie son âme », il indique bien qu'il y a ici de l'abondance pressée et ramassée, plutôt que l'indigence d'un esprit stérile ou les intermit- tences d'un esprit incohérent. Socrate disait que la Crète et Lacédémone étaient les villes grec- ques qui avaient la plus ancienne philosophie et le plus de sophistes; « seulement ceux-ci cachent leur science et feignent d'être igno- rants; si l'on parle avec le dernier des Lacé- démoniens, il paraît d'abord peu habile dans la parole; mais soudain il jette au milieu de la conversation un mot remarquable, rapide et en se ramassant sur lui-même, comme un guerrier terrible qui lance le javelot ». On voit comment cette race silencieuse, à laquelle semble avoir manqué la continuité féconde de la pensée et l'art des beaux développements, a pli prodnire le style le plus conséquent, le jthis riche d'idées qu'il y ait on arcliitecture. Sa
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pauvreté n'est qu'apparente; son langage entrecoupé cache un raisonnement suivi dont on ne voit que les cimes. Sa brièveté n'est que la parcimonie invétérée et croissante de l'homme qui, n'ayant rien perdu de ses richesses, ne veut dépenser que pour un but digne de son effort. Le temple dorique, avec sa logique profonde, est l'œuvre de ce sophiste intérieur et masqué, deviné" par Socrate dans le dernier des Lacédémoniens.
Ainsi, chaque race arrive avec son tribut; les uns apportent des sens éveillés et dispos, amis de l'éclat et de la richesse, qui voltigent à la surface des choses et butinent un peu au hasard sur les fleurs de la réalité. Les autres apportent la concentration de la passion et de la pensée : sur tous les traits brillants, délicats, ornés qui se dispersent en sortant de l'imagi- nation ionienne, ils resserrent le lien qui en fait un faisceau. Le génie des Doriens a eu sa période de fécondité; toutefois leurs créations nombreuses, toujours arrêtées en deçà de la perfection, ont encore moins profilé au génie grec que l'extraordinaire et vibrante tension
5.
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qu'ils y ont introduite. L'effort, le tonos, voilà le présent d'un prix inestimable qu'ils ont fait à l'hellénisme. C'est aux Ioniens qu'est revenu l'honneur d'achever toutes les œuvres de la puissante originalité dorienne, de les corriger de leur spiritualisme austère, de les réconcilier avec les sens, de les fondre harmonieusement dans la réalité, de rendre la vie et la plasticité à des conceptions non moins sèches que puis- santes et comme cristallisées en naissant. Le rôle d'Athènes est tout entier dans cette œuvre de conciliation et d'achèvement. Depuis le drame d'Eschyle jusqu'à la sculpture de Phi- dias, depuis les chroniques de Xénophon jus- qu'aux dialogues de Platon, tout porte la double empreinte du tonos dorien et de l'abon- dante sensualité ionienne. Sans aucune recher- che de l'antithèse, on peut dire que la majesté et la grâce, la rigueur et l'abandon, la sobriété et la richesse (roflot sont également sensibles dans un édifice comme lo Purtliénon.
Nous venons de parcourir et do délimiter le champ géographique et ethnographique de la
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civilisation grecque. Dans ce milieu il nous reste à suivre, à travers l'histoire, les grands faits excitateurs qui ont déterminé et accéléré le mouvement de l'art.
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LES FAITS EXCITATEURS
Le premier est l'immense mouvement de colonisation qui commence vers 750. A cette époque, une découverte décisive imprime l'im- pulsion la plus énergique à l'esprit voyageur des Grecs. La trirème est trouvée au huitième siècle par les Corinthiens. Elle contient beau- coup plus d'hommes et résiste mieux à la mer que les simples barques des temps antérieurs. De 750 à 680, d'innombrables vaisseaux, partis de la Grèce et des côtes de l'Asie Mineure, voguent vers Tllalie et la Sicile. Naxos, Syra- cuse, Mégani Ilybléenne, Zanclé (Messine),
LES FAITS EXCITATEURS 57
Gela, Sybaris, Crotone, Rhegium, Tarente, sont fondées. Ces villes en fondent d'autres à leur tour sur les inêmos côtes. De 630 à 600, Cyrène s'élève sur la côte lybique; Marseille au sud de la Gaule. L'Egypte s'ouvre au com- merce grec en 656. Les colonies éoliennes, ioniennes et doriennes de l'Asie Mineure, créées antérieurement à 776, colonisent à la même époque la Thrace etlc Pont-Euxin. Milet compte à elle seule de 75 à 80 cités formées par des émigrants milésiens. Cymé, Ténédos, Lesbos, en ont 30 qui les avouent pour métropoles De hardis groupes d'aventuriers vont, suivant le mol heureux de Cicéron, « coudre une bordure grecque à tous les territoires barbares ». Les colonies grecques ne restent pas d'ailleurs de simples comptoirs et des lieux de relâche, tels que les voulaient les Phéniciens. Elles étendent leur empire sur les contrées avoisinantes. C'est ainsi que Milet s'agrandit aux dépens des Lydiens. Le territoire de Sybaris traverse rilalie d'une mer à l'autre. Il en est de même de celui de Crotone. En soixante-dix ans le champ d'action et de réaction de l'esprit grec,
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limité autrefois à la mer Egée, s'étend à tout le bassin méditerranéen. Une circulation vaste et active des idées et des hommes remplace le timide va-et-vient entre l'Asie Mineure et les côtes orientales de la Grèce. La première carte géographique, celle d'Anaximandre, dressée vers 600, représente cette enceinte agrandie.
Un prodigieux accroissement de la richesse et du loisir suit cet actif mouvement de colo- nisation. Selon toute apparence, le huitième siècle a été la date d'une grande révolution éco- nomique en Grèce ; non seulement les ressour- ces se sont accrues, mais elles se sont accrues brusquement, ce qui est la condition indispen- sable pour que la richesse exerce une influence profonde sur les mœurs d'un peuple. La ferti- lité de l'Italie méridionale est extraordinaire; la Sicile, l'Afrique, ont été longtemps les gre- niers de Rome. Des mines à fleur de terre se prêtent partout à l'exploitation; les Grecs rem- placent les Phéniciens dans ce travail fruc- tueux. L'industrie se développe à la suite du commerce, afin de fournir un fret aux navires exportateurs. La production et la consomma-
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tion n'augmentent pas simplement, elles se multiplient dans une proportion extraordinaire. Deux échelles métriques et monétaires, emprun- tées peut-être à l'Asie, mais hellénisées vers cette même époque, indiquent un immense mouvement d'échange qui fait entrer dans la circulation une infinité de richesses naturelles jusque-là négligées, et amène sur tous les points les moyens de jouissance et de bien-être. On pressent l'influence de cet ordre de faits sur le développement des arts. L'homme courbé sur le travail quotidien d'où il attend sa subsis- tance ne peut cultiver en lui-même le senti- ment de la beauté. S'il relève la tête, c'est pour respirer à l'aise, et alors l'ébauche la plus élémentaire satisfait ces sens déjà enivrés d'une liberté et d'un repos longtemps attendus. Si l'excès de loisir engendre l'afféterie, le manque de loisir, en empêchant l'homme de se recueillir dans sa sensation, exclut même ce minimum de raffinement par lequel il échappe à la grossièreté primitive et cesse d'être con- tent de peu. La création d'une classe d'oisifs, par l'accumulation des moyens de vivre et de
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jouir, est donc l'antécédent le plus ordinaire et le signe précurseur d'un développement marqué des beaux-arts. En ce sens l'immense mouvement de production, d'échange et d'en- richissement qui a suivi la colonisation du hui- tième siècle annonçait presque certainement la naissance d'un goût vif pour la beauté. C'est ainsi que Venise, Florence et Gênes, centres de tout le commerce méditerranéen au moyen âge, la Rome pontificale, richement entretenue par les tributs du monde entier, ont, par leur opulence sans exemple, préparé le sol pour l'éclosion d'une peinture et d'une sculpture supérieures. Le jour oii, au commencement du xvi° siècle, des personnes d'un rang relative- ment inférieur furent obligées d'agrandir pour leur usage la maison de Caraccioli, grand sénéchal et favori de Jeanne II, on aurait pu prédire que le besoin de sentir et de jouir, dégagé et mis à l'aise par l'abondance des res- sources, allait prendre une intensité extrême, et qu'un grand art no tarderait pas à naître, si le génie de la race ne s'y refusait pas. De là résulte la curieuse distribution géo-
LES FAITS EXCITATEURS bl
graphique des œuvres, telle que l'observe l'archéologue. Les colonies ont devancé la mère-patrie dans l'acquisition de la richesse et du loisir. La' Grèce proprement dite est un pays pauvre : « L'indigence, dit Hérodote, est la sœur de lait de notre pays. » Quand Hortière fait un pompeux étalage du luxe d'Alcinoùs et d'Ulysse, il rapporte sans doute à l'IIellade, et au siècle de la guerre de Troie, les magnificences qu'il avait sous les yeux, de son temps, sur les côtes de l'Asie Mineure. Au septième et même au sixième siècle, il n'y a aucune comparaison à faire entre une ville comme Sybaris et une ville comme Argos et Athènes. Le faste des Sybarites est resté proverbial, et Ton sait que l'un d'eux, allant se marier en Grèce, amena avec lui une suite de mille personnes, cuisi- niers, oiseleurs, pêcheurs, etc. Les petits États de la mère-patrie ne pouvaient rivaliser avec de vastes empires comme celui de Crotone, dont le territoire prodigieusement fertile tra- versait continûment la Péninsule d'une mer à l'autre, ou comme celui de Milet qui s'étendait
sur une partie de la Lydie. Les îles seules
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entrent dans le courant, et les noms des échelles monétaires (euboïques et aeginéennes) indiquent, par les noms mêmes des pays auxquels ils sont empruntés, que le continent grec proprement dit reste à peu près étranger au premier développement du commerce. Aussi n'est-ce pas dans l'Hellade tardive et dénuée qu'il faut chercher les grands édifices du sixième siècle. Le temple de Jupiter Olym- pien de Pisistrate était sans doute d'une dimen- sion beaucoup moindre que celle qu'il prit entre les mains d'Antiochus et d'Adrien. Le temple de Delphes ne put être reconstruit que grâce à des libéralités mendiées jusqu'en Egypte, et il fallut plus de trente ans pour l'achever (512). Les monuments considérables de l'époque sont presque tous en Asie Mineure ou en Italie; en Asie Mineure, oij Hérodote signale comme les deux plus grands édifices de son temps l'Arte- misium d'Éphèse et l'IIeroeum de Samos; dans la Grande-Grèce, où les temples de Syracuse, quatre des temples de Sélinonte, trois des tem- ples de Pœstum sont du sixième siècle. Au siècle suivant, au contraire, tout a changé; plu-
LES FAITS EXCITATEURS
63
sieurs des colonies italiques déclinent de 550 à 500 par leurs dissensions ou sous l'effort des
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600 à 540, celles de l'Asie Mineure sont sub- jugut'fis par les Lydiens, puis par les Perses. C'est à l'Hellade proprement dite que fait alors retour le commerce méditerranéen, enlevé dans le principe à la marine phénicienne; elle puise seule à son tour à cette grande source de pros- périté; la richesse, le loisir, se répandent dans la péninsule; ils stimulent le goût des beaux- arts. On voit paraître cette première généra- tion de marchands parvenus et d'industriels enrichis qui précèdent, en tout temps et en tout lieu, la génération des grands architectes, des grands peintres, et des grands sculpteurs. C'est le cinquième siècle qui verra s'élever le Farthénon, les Propylées, l'Erechthéion, rOdéon, le temple d'Eleusis, le temple de Phi- galie. Avec le centre de gravité économique, semble s'être déplacé le centre de gravité dos beaux-arts.
Une coutume très ancienne en Grèce, et destinée à s'y développer avec les siècles, agit dans le même sens que l'accroissement de la richesse : je veux parler de l'esclavage. Cette grande injustice a été, dans l'antiquité, la
LES FAITS EXCITATKURS 65
condition de toute haute culture. Un instinct plus large et plus élevé de l'humanité (s'il n'était pas vain de supposer qu'un tel instinct eût pu naître à cette époque) aurait certaine- ment retardé de plusieurs siècles le moment où les facultés de l'homme ont pu être déga- gées du stérile labeur de la conservation, et appliquées à des œuvres supérieures. Suivant Timée, deux tribus grecques ont échappé à la pratique de l'esclavage : ce sont les Locriens et les Phocidiens; chez eux tout le travail était confié aux hommes libres. Aussi ces peuplades ont-elles été sans influence sur la civilisation nationale, et l'on peut, sans créer une lacune, les omettre dans l'Iiistoire du génie hellénique. Tous les Etats doriens ont pratiqué l'esclavage sur une large échelle; on se souvient des Ilotes de Sparte. A Athènes et à Corinthe, les hommes libres n'étaient point déshonorés comme dans la Grèce dorienne par les pro- fessions autres que celle des armes. Solon avait même enjoint par une loi, à ses conci- toyens, de savoir et d'exercer un métier. Néan- moins les 400 000 esclaves de l'Attique, dont
6.
66 LE PARTHÉNON
107000 à Athènes même sur une population de d92 000, les 300, 500, 4000 esclaves qu'un seul propriétaire d'hommes louait une obole par jour et par tête dans les mines du Lau- rium, révèlent les vastes proportions qu'avait prises la servitude dans la ville de Minerve, et les loisirs que ce travail gratuit devait pro- curer h un grand nombre de citoyens. Au fond, il ne fallait pas moins qu'un tel appoint pour rendre possible une large dérivation du cou- rant intellectuel vers les beaux-arts. Si Athènes avait ressemblé à l'idéal égalitaire que les révolutionnaires de 89 s'étaient fait des répu- bliques antiques, il n'y aurait pas eu de Par- thénon.
Un troisième fait a définitivement condensé l'atmosphère oi!i devait fleurir l'art : c'est la généralisation do la vie urbaine. Dès l'origine, Homère note l'énergique sociabilité de la race. Quand il veut montrer à quel point les Cyclopes sont étrangers à l'esprit hellénique, il n*a besoin que d'un mot : « Ils nont pas d'nssomhff'es! » N'avoir pas d'assmnhlécii, c'était pour les Grecs ce que serait pour nous man-
LES FAITS EXCITATEURS 67
quer d'une police ; et le scandale que fait cette vie anachorétiquo mesure l'intensité du besoin de se réunir et de discourir, considéré par les Grecs comme l'attribut distinctif des peuples civilisés. L'accroissement de la ricbesse pré- cipite le courant; autour des opulents loueurs d'esclaves, des fermiers d'entreprises publiques, des marchands dont la fortune commence à faire figure, des propriétaires attirés de leur domaine rural par le désir de prendre rang dans ce nouveau personnel, se groupent les industries subalternes, qui vivent sur les plai- sirs des riches. Bientôt on ne conçoit plus de vie enviable que celle qu'on passe au sein de cette population déjà compacte, où affluent toutes les ressources, où la variété et l'acti- vité sont extrêmes. Une attraction irrésistible entraîne dans l'orbite de l'existence urbaine tout ce qui l'avoisine. On voit, avec Théognis, entrer à Mégare et devenir citoyens « ces gens qui erraient autrefois dans la campagne, cou- verts de peaux de bique et ignorant les sanc- tions et les lois ». Tandis que « les hommes au manteau de laine », « les hommes à la massue »,
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« les pieds poudreux », noms divers sous les- quels on désigne les villageois, franchissent l'enceinte d'un côté, les marins Tenvahissent de l'autre. L'histoire d'Athènes se résume dans la lutte et le triomphe de la « populace nautique » (mot d'Euripide et d'Aristote) sur les anciennes familles, du Pirée sur la vieille ville, transformée par une immigration continuelle. De toutes parts, du septième au sixième siècle, des agglomérations de citoyens succèdent aux clans de paysans; la vie urbaine remplace d'une manière générale la vie patriarcale.
Le symbole de cette transformation sociale est le développement de la ville, caractérisée par son enceinte, ses rues, sa place publique. A ne consulter qu'Homère, il semble qu'il y ait eu des villes dès l'origine en Grèce ; ces villes contenaient des palais, dos maisons, des temples, une place publique pavée devant le temple principal. Telle Uion ou la ville dos Phéaciens. Parfois un port et des quais. La ville était un marché; les cultivateurs venaient y cherclior du for, quand lo maître n'en avait pas clio/ lui. Elle était ceinte de murs crénelés»
LF.S FAITS EXCITATEURS 09
que précédait un fossé et où s'ouvraient des portes profondes à plato-forme, réunies pro- baiïlement par un chemin de ronde. Quoique le témoignage d'Homère touchant la Grèce continentale ne doive être compté que pour l'Asie Mineure de son temps, les ruines de Tirynthe et de Mycènes confirment d'une manière sommaire les assortions du poète. Toutefois, on est tenté de penser que ces villes répondaient rarement au ttipe urbain complet, et qu'elles n'étaient le plus souvent que des refuges dominant les habitations disséminées dans la campagne. La petitesse des ruines de Mvcènes et des cités des temps héroïques, attestée par Thucydide, confirme cette induc- tion. Dans tous les cas, si de vraies villes ont existé pendant la période achéenne ou homé- rique, elles n'ont probablement pas augmenté de nombre et d'importance dans les premiers temps qui ont suivi l'invasion dorienne. Même à la fin du v" siècle, Thucydide observe que les Etoliens vivent encore dans des hameaux séparés. C'est aussi la coutume des Locriens. La dorienne Sparte, au temps de sa plus grande
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puissance, ne fut jamais que l'ensemble de cinq villages ouverts, défendus seulement par la position inaccessible du lieu; c'était d'ail- leurs un camp toujours en éveil; on y dédai- gnait de se protéger par des murailles. Mégare n'était pareillement que l'une des cinq bour- gades séparées qui, plus tard, s'annexèrent l'une à l'autre sous le même nom. Ce n'est guère qu'au moment de la colonisation du vni' siècle que reparaît d'une manière décidée le goût de la vie urbaine, et ce sont en effet les colonies qui donnent l'exemple sur une grande échelle. Sybaris a 9 kil. 1/2 de murs d'enceinte, Crotone 49, Syracuse 22. Bientôt la ville devient le symbole et le symptôme d'une civilisation supérieure et d'une haute culture. On dédaigne comme inférieures les peuplades qui vivent dans des bourgades (kata kômas), el cette raison est celle qui décide les Lacédémoniens vainqueurs à ne pas confier à d'autres qu'aux Éléens, leurs ennemis, l'in- tendance des jeux d'Olympie; de simples «vil- lageois » leur paraissent indignes de celte fonction sacrée. Dans toutes les provinces les
LES FAITS EXClTAH-iaS ' 71
hameaux tendent à se réunir et à faire masse; c'est ainsi qu'en Achaïe, Patras se forme d'un agrégat de sept villages, Dymœ de huit, Jilgion de sept ou huit. La grande punition que les vainqueurs infligent aux vaincus, ou les con- quérants aux sujets rebelles, c'est la disloca- tion de leurs villes et la dispersion des citoyens dans des villages séparés. L'histoire grecque ofl're une suite innombrable de désurbanisations de ce genre; elles équivalaient à une sorte de dégradation politique. C'était quelque chose d'analogue à ce que les Anglais appellent le disfranchisement d'un borough, tant la vie urbaine semblait avoir de prix et d'importance! C'était à juste titre; les conséquences de cette nouvelle distribution de la matière sociale sont décisives. Premièrement, au grand public disséminé que le poète seul pouvait atteindre succède le public local et immédiat auquel peuvent s'adresser les autres arts. D'autre part, cette vie resserrée produit, non plus seulement l'importation et l'exportation des idées, telles qu'elles résultaient depuis longtemps d'un vaste commerce intérieur, mais l'échange quotidien,
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le choc vivant et fécond des opinions, le dia- logue précipité et stimulant, la critique sans cesse avivée par l'objection voisine, élargie et rehaussée par l'enthousiasme collectif environ- nant. Car, si le scepticisme est le fruit amer de la vie urbaine, l'enthousiasme, avec ses mul- tiples et rapides courants, en est le fruit plein de sève et de fraîcheur. Un mètre ou cinquante mètres de distance d'une habitation à l'autre déci- dent de la profondeur des grands frissons popu- laires, de la rapidité des contagions intellec- tuelles, du prestige et de l'effet de masse de ces puissantes démonstrations qui manifestent le sentiment commun. Pour que les grands concerts d'opinion se forment, et surtout pour que l'artiste les voie avec ses yeux, les entende avec ses oreilles, pour qu'il soit comme pénétré et entraîné par celte pression sympathique qui s'exerce sur lui de toutes parts, il faut l'agglo- méralion urbaine avec ses contacts féconds, ses frôlements et ses chocs de toutes les heures, ses tourbillons et ses remous aboutissant par intervalles h un irrésistible mouvement de l'ensemble dans un même sens.
LES FAITS EXCITATEURS 73
La vie urbaine a plus qu'une simple vertu stimulante et fécondante; elle détermine et rédige, pour ainsi dire, la plupart des grands programmes qui se posent devant l'architecte. Tant d'hommes ne se trouvent pas rassemblés sans que de leurs rapports naissent, avec des passions et des besoins nouveaux, des types moraux inconnus aux sociétés dispersées, et ces types produisent à leur tour autant de formes artistiques correspondantes. Tous ces égoïsmes contigus qui se touchent en quelque sorte du coude, ne peuvent rester juxtaposés que grâce à des compromis successifs, obtenus par la discussion, fertiles en discussions nou- velles. L'éloquence, ayant pour juge la volonté populaire, se fait une scène propre; elle dégage Vagora au centre de la ville, elle élève la tri- bune au centre de l'agora. Les récitations du poème épique, les libres propos des fêtes rus- tiques de Bacchus s'unissent et se fondent sous une forme caractérisée, le drame, et le drame à son tour crée le théâtre, comme la fonction crée spontanément son organe. L'éducation des enfants, devenue extraordinaireraent riche et
LE PARTUÉNON. 7
74 LE PARTHÉNON
complexe, élevée au rang d'une affaire d'Étal, se ménage un édifice approprié dans le gy7nnase. Les exercices du corps, les courses de chars, glorifiés par les fêtes nationales, se déploient dans le Stade et dans YHippodrome. A la petite idole privée, à la chapelle taillée par l'habitant des campagnes dans le creux d'un chêne, suc- cède le Temple, à la fois trésor, cabinet d'ar- chives, symbole et centre du culte national. « N'avoir point de ville, dit quelque part Pau- sanias, c'est n'avoir ni citadelle, ni agora, ni gymnase, ni théâtre, ni fontaine publique. » Le touriste grec dresse ainsi, d'une manière approximative, la liste des types nouveaux que devait produire une vie sociale concentrée dans l'enceinte d'une même cité.
IV
L'APOGÉE
L'énergie du sentiment national, dans chacun des États lioUéniques, l'abondance des richesses, la forte constitution de la cité, tels sont les trois éléments, très déterminés et largement efficaces, qu'on voit en action pendant tout le vi* siècle. Au commencement du v" siècle, un grand événement, sans introduire d'autres caractères, porte jusqu'à leur plus haute puis- sance ceux qu'on vient de signaler. Le patrio- tisme, l'opulence, la vie urbaine, se dévelop- pent pour ainsi dire jusqu'à l'extrême, et pré- cipitent l'épanouissement des beaux-arts.
76 LE PARTHENON
Depuis près d'un siècle déjà, la Grèce conti- nentale semblait groupée autour de Sparte; c'est à cette ville que Crésus s'adresse comme à YEl8il président de la confédération hellénique. C'est elle qui règle les différends des Mégariens et des Athéniens, qui convoque ses alliés en convention afin de rétablir Hippias à Athènes, etc.. Mais les liens étaient encore faibles; la cité dorienne exerçait le prestige de sa puissance, de ses mœurs extraordinaires, de son aptitude au commandement; mais le grand enthousiasme pour la patrie commune n'était pas né. Il ne fallait pas moins que la pression d'un grand danger pour produire, entre tous ces Etats en discorde, la contraction puissante et comme la brusque prise en masse du senti- ment panhellénique. La grande idée que le premier choc de la Grèce et de l'Asie avait fait entrevoir à Homère, et qu'il exprime par le mot significatif Panachéens, l'agression de Darius et de Xerxès contre la Grèce continen- tale la dégage pleinement en 490'. Pour la
1. • Ce n'est que depuis les guerres Médiques, disait Arislole, que les Grecs ont cultivé la sagesse et la vertu. •
I
l'apogée 77
première fois, rHellénisme vibre tout entier comme un métal homogène. En devenant (pour un temps trop court) le grand principe de passion, le patriotisme collectif cherche instinctivement un autre organe que l'Etat dorien, égoïste et conservateur. A une date précise, en 476, il se fixe sur Athènes, devenue à son tour le président de la confédération et le chef de la guerre contre les Perses. Une activité prodigieuse, d'éclatants succès servent à la fois de mobile et de justification à celle préférence. Ils excitent, à un degré extraordi- naire, Tâme du peuple appelé à cette haute fonction. Tout y est vie, chaleur, orgueil, ambition sublime, large générosité, infatigable espérance. C'est, en quelque sorte, la tempé- rature du grand art; car les œuvres supé- rieures en ce genre sont faites avec l'excès de chaleur non dépensé par les nobles actions, et c'est au soleil couchant d'un jour héroïque que s'épanouissent les grandes efflorescences poétiques et monumentales. Le jour où les Athéniens condamnaient à l'amende Phrynicus, auteur d'une pièce sur la prise de Milet, pour
7.
78 LE PARTHÉNON
avoir représenté sur la scène « un malheur de famille », l'àme populaire était mûre pour les plus hautes beautés de l'art. A proprement parler, les mythes antiques sur lesquels s'exer- çait l'esprit du poète ou du peintre, n'étaient qu'une matière et une forme; le souffle, la vie, le bouillonnement, venaient de l'orgueil d'une gloire récente, du jeune patriotisme sans cesse stimulé par la guerre contre les Perses. Sous la figure des Lapithes et des Centaures, c'étaient les héros de Marathon, de Salamine ou de Mycale que le ciseau du statuaire refouillait dans le marbre, avec la verve incomparable et le relief poignant qu'imprime aux œuvres une réalité vivante et prochaine.
On a vu l'influence de la ville sur le déve- loppement de certaines formes de l'art. A partir de 476, la vie urbaine atteint sa plus haute expression par la constitution d'une chose jusque-là inconnue en Grèce, une capitale. Dès l'époque de Thémistocle une loi avait, pendant un temps, dispensé les étrangers établis à Athènes de l'impôt qu'ils payaient dans toute ville grecque, en échange du droit de résidence.
L'APOGÉE 79
De là un rapide accroissement de population. Quand Athènes a acquis l'hégémonie de tout l'hellénisme voisin de la mer Egée, elle ne tarde pas à transporter dans ses murs, avec le trésor de Délos, la direction des affaires de la confédération; elle oblige ses alliés et ses sujets à venir faire juger leurs contestations par ses tribunaux ; elle crée des fêles magnifiques aux- quelles ils viennent prendre part, comme nos provinciaux d'aujourd'hui viennent assister aux solennités périodiques de la capitale. Les confé- dérés aimant mieux payer leur contribution en argent qu'en hommes ou en vaisseaux, Athènes se charge, moyennant subside, d'équiper la plus grande partie de la flotte, et par là elle attire une immense population de marins; ils s'éta- blissent au Pirée, que les longs murs enserrent dans une même enceinte avec la vieille ville. Des magistratures nouvelles sont fondées pour maintenir l'ordre dans cette multitude turbu- lente. Ce sont les conseils des astynomi et des agoranomi, et les sitophylakes, préposés les uns aux poids et mesures, les autres à la vente du blé. Les attributions du polémarque chan-
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gent: chef militaire des dix stratégies à la bataille de Marathon, il devient le juge civil des métœques * ; la police l'enlève à la guerre. Rien que dans Athènes proprement dite, près de cent mille hommes libres forment un public extraordinaire par le nombre, non moins extra- ordinaire par la hauteur de ses préoccupations. Ce ne sont plus, en effet, les affaires d'un petit État qui le passionnent, ce sont les affaires delà Grèce entière; et ce fécond et perpétuel souci n'est pas celui d'un seul homme, ou de quelques-uns ; il est présent dans l'esprit de tous les citoyens. Chacun, en effet, est appelé à donner directement son avis et son vote dans les discussions de l'assemblée politique. Dans nos grands États modernes la centralisation ne dépossède pas seulement la province au profit de la capitale, elle dépossède lamasse populaire au profit d'une minorité de délégués. A Athènes, la grandeur des intérêts généraux agissait indi- viduellement sur chaque homme; l'assemblée primaire des charbonniers d'Acharnés, des
i. C'est-à-dire les étrangers domiciliés.
L'APOGÉE 81
charpentiers, des foulons, des lampistes, des tanneurs, avait la foi, l'orgueil, l'énergie d'une convention souveraine chargée de pourvoir à la sûreté d'un grand empire. Les tlammes du cœur remontent jusqu'à l'esprit qu'elles éclai- rent. Nul peuple n'a eu, au même degré, la sagacité et la finesse jointes à Tenthousiasme. Les Athéniens du v* siècle étaient le plus admi- rable public qui ait jamais inspiré, guidé, stimulé l'artiste.
Enfin, de même que le sentiment national et la vie urbaine, la richesse prend à Athènes des proportions inconnues jusqu'alors. D'une part, le commerce s'est accru, des industries locales se sont fondées. xVthènes fournit le monde méditerranéen d'huile, de figues, de miel, de poteries élégantes; elle exporte ses marbres; elle est d'ailleurs l'entrepôt de la Grèce. « Où s'adresseraient plus utilement qu'à Athènes, dit Xénophon, ceux qui veulent acheter ou vendre promptement beaucoup d'objets? » Les mines du Laurium, avec leur argent d'un titre si pur, font de la ville de Minerve l'hôtel des monnaies de la Grèce. Elle
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a des mines d'or en Thrace, le cuivre et le fer de l'Eubée; elle possède Thasos. Mais sa prin- cipale source de richesse est le revenu que forment les contributions des confédérés. Ce revenu, qui était à l'origine de 460 talents (soit 2 650 000 fr.), s'élève rapidement à 600 (3 millions et demi) et même davantage. Le budget annuel total est de 1000 talents (5 750 000 fr.). De telles recettes étaient nota- blement supérieures aux besoins; car la vertu d'acquisition de l'argent était évidemment bien plus grande qu'aujourd'hui. Aussi, l'épargne avait-elle atteint au temps de Périclès la somme énorme de 9700 talents en monnaie, plus environ 1200 talents en métaux non monnayés. Lui-même nous apprend qu'en 431, environ 3 000 talents, c'est-à-dire l'actif de trois budgets, avaient déjà été dépensés en constructions qui n'étaient autres que l'Odéon, le Parthénon, les Propylées, une partie de rÉrechlhéion et du temple d'Eleusis. On voit, par ce témoignage, dans quelle proportion les beaux-arts profitaient du superflu budgétaire. Périclès professait d'ailleurs les doctrines les
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plus larges relativement à l'emploi de l'argent des contribuables ; il ne s'effrayait point de ce que nous appellerions aujourd'hui les expé- dients du socialisme démocratique, et ne se gênait point pour en faire ouvertement la théorie ou l'apologie; or nous savons, par une expérience récente, combien une pratique administrative, fondée sur de tels principes, est favorable au développement des travaux d'édi- lité dans une grande ville '. Il disait que les tri- buts des confédérés « une fois payés, n'appar- tenaient plus à ceux qui les avaient versés, mais à ceux qui les avaient reçus, et que ces derniers n'étaient tenus qu'à rempUr les conditions qu'ils s'imposaient en les recevant ». Ainsi, la ville une fois pourvue de tous les moyens de défense et de toutes les ressources de guerre, on pou- vait employer le reste à des embellissements. « Ceux que leur âge et leur force appellent à la profession des armes, ajoutait-il, reçoivent de l'Etat une solde qui suflit à leur entretien. J'ai
1. Ceci était écrit en 1869 après la rapide transformation de Paris par l'administration municipale des dernières années de l'Empire.
84 LE PARTHÉNON
donc voulu que la classe du peuple qui ne fait pas le service militaire et qui vit de son tra- vail eût, elle aussi, sa part à cette distribution des deniers publics; mais afin que cette part ne devînt pas le prix de la paresse et de Foisiveté, j'ai employé ces citoyens à la construction de grands édifices où les arts de toute espèce trou- veront à s'occuper longtemps. » Le chantier du Parthénon et des Propylées était ainsi un analogue de nos ateliers nationaux, mais sur une échelle bien autrement vaste, puisque le tiers de l'épargne nationale y passait en quel- ques années. C'était toute la verve et toute la prodigalité de V Haussmamsme, mais d'un Haussmanisme servi par des moyens énormes, rehaussé et soutenu par un patriotisme vivace, éclairé et tempéré par tous les dons d'un admi- rable génie naturel.
Tel est, vers 450, l'état du public. Favorable au progrès des beuix-arts, il ne l'est pas moins à la liberté, à la sécurité, à la fierté de l'artiste. La condition sociale du poète, du peintre et du sculpteur prend en Grèce un caractère nou- veau, inconnu îi l'Orient. On sait que l'enthou-
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siasme pour les beaux-arts et l'estime pour leurs représentants sont aussi anciens que l'esprit grec. « Muse, s'écrie Homère, chante ■ l'ingénieux Vulcain; avec Minei've, il enseigne aux hommes les nobles travaux. » Qui ne se rappelle le cri d'admiration du vieux poète pour l'immortalité des œuvres d'art, pour ces chiens d'or du palais d'Alcinoiis, exempts de mort et de vieillesse! Ulysse rabote, cloue, construit sans honte de ses propres mains; la Il i^ende fait de Dédale le rejeton d'une race loyale. Dans les temps historiques, il n'y a pas (I exemple d'un esclave pratiquant la peinture ou la sculpture; la toreutique n'était permise qu'aux hommes libres. Ainsi l'artiste n'est pas un captif ou un artisan innonimé, comme en Orient; il n'est pas non plus un instrument sacerdotal, dépendant d'une caste, enchaîné à une tradition immuable, interné obscurément dans le lieu oii il a commencé à vivre. Si Rhaicus et Malas, à Chio, offrent des espèces de dynasties domestiques, à procédés fixes, qui ressemblent à des corporations fermées et sédentaires, c'est qu'ils touchent à l'Asie;
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gg LE PARTHÉNON
d'ailleurs, ils appartiennent encore au vn« siè- cle; bientôt apparaissent l'école ouverte, Tar- tiste indépendant et voyageur, le développe- ment libre et progressif des procédés.
L'école ouverte : car Polyclète à Argos, Phi- dias à Athènes avaient de véritables ateliers; on nomme leurs élèves. L'Éphésien Apelle, le Macédonien Pamphile vont ensemble étudier la peinture à Sicyone. La collaboration d'artistes de pays différents est d'ailleurs très fréquente ; Simon d'Égine et Denys d'Argos, par exemple, font ensemble un anathema pour Olympie. — L'artiste indépendant et voyageur : car on voit Théodore de Samos appelé à Éphèse pour construire le temple de Diane, k Lemnos pour le Labyrinthe, à Sparte pour l'édifice appelé Skias. Phidias se montre àAthènes, àPhlionte, à Olympie. — Le développement libre et pro- gressif des procédés : l'évolution en ce genre est vaste et rapide. Le travail des métaux en repoussé existait seul au temps d'Homère. La fonte en forme est trouvée par Rhaecus (640); la soudure par Glaucus de Chio (616-500). Le système de la voûte h voussoir et à clef est
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dégagé par Démocrite, qui fixe, avec Anaxa- gore, la théorie de la scénographie, c'est-à-dire de la perspective théâtrale. Dans le premier enivrement que causent des arts en possession d'une telle richesse de moyens, on fait de l'ar- tiste un des personnages les plus importants de la société et de l'Etat. Chio, dit une épi- gramme, n'est pas célèbre seulement par ses vignes, mais par les œuvres des fils d'Anther- mus; c'étaient des sculpteurs en marbre. L'oracle force Sicyone à rappeler d'exil et à combler d'honneurs Dipœnus et Scyllis. A Athènes, Phidias est un ami de Périclès et reçoit chez lui les grandes dames d'Athènes. Phocion, premier citoyen de la république, était le beau-frère du statuaire Cephisodote. Des gains énormes, accumulés dans leurs mains, leur permettaient de mener le train le plus magnifique. Le peintre Parrhasius, l'archi- tecte Hippodamus, portaient des costumes somptueux dont la description nous a été laissée, et ce dernier était assez riche pour faire don au public d'une maison qu'il avait au Pirée. Les commandes pour les édifices
88 LE PARTHENON
publics et le choix des projets ne se faisaient pas dans un bureau. Chaque architecte appor- tait son plan et son devis et le défendait lui- même au théâtre, devant le peuple assemblé. Au théâtre aussi se rendaient les comptes, et Philon, à Athènes, acquit une grande réputa- tion pour l'avoir fait avec éloquence; souvent, à Ephèse par exemple, l'architecte était res- ponsable sur ses biens; il les consignait, et si la dépense dépassait de plus d'un quart le devis, le surplus était pris sur le cautionnement déposé. Parfois aussi l'architecte était en même temps un spéculateur, et on le payait de la construction d'un théâtre en lui abandonnant une partie aliquote du droit d'entrée. La com- plexité des rôles, artiste, comptable, adminis- trateur, spéculateur, homme d'affaires et homme du monde, la variété des aptitudes nécessaires, la hauteur de la situation sociale, le grand prix des récompenses, un génie affranchi des chaînes de la corporation par lo libre choix de l'atelier, des préjugés d'école par le urand nombre des écoles, des superstitions traditionnelles par le prodigieux mouvement
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critique environnant, conservant encore, tou- tefois, la gravité et l'application soigneuse des vieux corps de métier; autour de l'artiste un public ardent, remuant, généreux, riche de loisirs, et massé dans une capitale; un patrio- tisme réveillé par le danger; une gloire récente, rajeunissant et éclairant de son aube les vieux souvenirs nationaux des temps héroïques, voilà donc les principales influences exté- rieures que nous montre en action l'histoire sociale. Ce sont des circonstances plutôt que des causes; elles sont aux créations monumen- tales du siècle de Périclès ce qu'est à une fleur rare la composition élémentaire du sol, l'abondance et le cours des eaux, la qualité de la lumière. Il nous reste à rechercher, dans la semence elle-même, les formes encore enve- loppées et invisibles qui s'épanouiront avec la plante adulte. Ici commence proprement la psychologie de l'architecture grecque.
8.
L'IDEAL
SIÈGE ET NATURE DE L'IDÉAL
La géographie a fixé et tracé remplacement du théâtre; les deux grandes races ont apporté des curiosités et des goûts, des dons et des talents infiniment variés; une heureuse suite d'événements a stimulé, mélangé, façonné en un public incomparable cette multitude d'abord inerte et sans unité. Ce public est groupé; l'artiste est au travail. L'ordre des questions nous amène à chercher, dans tout l'ensemble des œuvres spirituelles, les caractères de l'idéal qui s'impose à son imagination, s'empare de son cœur et guide impérieusement sa main. Dans
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une étude de ce genre, on est tenté d'opposer le génie de l'hellénisme à celui de l'Orient. L'Orient est l'antithèse naturelle de la Grèce. Il est l'enfance, la Grèce est l'adolescence. II est l'instinct aveugle ; la Grèce est la raison consciente. Il est l'immobilité; la Grèce repré- sente le progrès. Ce parallèle éclaire ainsi d'un jour vif, et fait ressortir par le contraste les grandes lignes de l'idéal hellénique.
En Orient, l'attention de l'homme appartient tout entière aux puissances et aux attributs du monde extérieur. La vie sociale, encore élé- mentaire, n'a point enrichi le trésor des émo- tions morales; la réflexion, encore neuve, n'y a point pénétré. Le monde spirituel est donc pauvre; il est ignoré. Ce n'est qu'une pousse fragile que couvre de son ombre la nature exté- rieure, avec ses puissances indomptées, ses phénomènes dont la loi se dérobe encore, ses premières révélations d'un ordre et d'une nécessité que cerne et presse de toutes parts un surnaturel capricieux et terrible. Les déluges, les tremblements de terre, le feu du ciel, tiennent plus de place dans rimuginalion
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de l'Oriental que l'amour, la pitié, le patrio- tisme; la loi qui gouverne les débordements périodiques du Nil l'émeut plus profondément que la loi morale qui règle les actions hu- maines.
La nature sensible est donc la grande source de la poésie. Bien plus, elle est poétique tout entière, et même dans les parties que le pré- sent nous montre desséchées et sans vie. A cette époque, en effet, le vaste ensemble des sciences positives n'attire point à lui et ne fait pas tomber au niveau de la prose les lois phy- siques ou historiques que l'esprit découvre; ces lois restent isolées, flottantes devant l'imagina- tion, comme des caractères dispersés à travers lesquels on pressent, on cherche avidement le sens de la phrase suprême; elles gardent donc un prestige propre, immédiat, et les spectacles naturels reçoivent de cette source leur plus Jiaute valeur poétique. Ce n'est point un écho du monde moral qu'on cherche à saisir dans un paysage quelconque; il n'y a pas d'écho avant le son qui l'éveille, et le monde moral est encore silencieux. On y adore le premier
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secret uiraché aux dieux par l'homme trem- blant. On voit combien cette façon de sentir la nature est loin de la nôtre. Ce qui nous touche dans le ciel étoile, ce n'est pas la loi qui règle le cours des astres, ce sont les émo- tions tout humaines que ce spectacle réveille en nous par une harmonie secrète. L'âme neuve de l'Oriental, vierge de mélancolie, goûtait moins la beauté sympathique de ces feux semés dans les profondeurs sombres, que la majesté abstraite du système planétaire et stellaire, première image de l'ordre entrevu, première lettre épelée de l'alphabet universel. Voilà ce qu'il embrassait avec une passion profonde, ce qui venait vibrer dans ses hymnes graves, se réfléchir dans ses danses rythmées; car la poésie, l'art ne pouvaient avoir de plus haute fonction que de fixer et d'agrandir, devant ces âmes avides de toute la force de leur ignorance, le reflet de ces rayons perdus, aube sacrée de la science naissante.
Étrange conclusion de ce qui précède ! L'émo- tion poétique, en Orient, a son siège principal au centre du domaine actuel des sciences posi-
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tives. Les causes personnifiées des grands phé- nomènes naturels, voilà les premiers dieux de l'oriental; le feu, le soleil, les nuages gros de pluie, l'alternative du printemps et de l'été, la germination du grain confié à la terre, voilà les sujets de ses mythes préférés. D'une manière générale, ce ne sont pas les caractères et les sentiments moraux, c'est l'idée abstraite et le fait brut qui agissent sur l'esprit de l'Asiatique. 11 ne s'émeut que devant les images des grands attributs naturels : la force sans limite, Tordre sans lacunes, la durée sans terme. 11 ne cherche pas autre chose même dans l'homme, que d'ailleurs il ne voit que du dehors et en troupeaux, c'est-à-dire par grandes masses, comme un simple fragment de l'univers sen- sible. Ce qui lui impose, ce n'est pas la grande âme du héros, c'est la puissance brutale du despote; ce n'est pas l'harmonie vivante de la cité, ce sont les grossiers et massifs essais d'organisation qu'on appelle les monarchies orientales; ce n'est pas l'histoire progressive de l'esprit humain, c'est la suite des dynasties, l'enchaînement purement chronologique des
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générations. Il est surprenant pour nous de lo voir dépenser une ardeur extraordinaire à con- templer et à peindre l'épanouissement de la force matérielle, à dresser la liste des peuples conquis, à vaincre le temps par des chiffres, à marquer sa place d'un simple trait verbal dans la sèche nomenclature des époques. Nous sommes historiens avec goût et curiosité; l'Oriental est annaliste avec passion!
Tout autre est le centre de gravité de l'idéal hellénique. Situé, à l'origine, dans la même région que l'idéal oriental, il cède à la pression des conditions physiques, si singulières et si fécondes, que nous avons déjà signalées en Grèce ; il reçoit l'impulsion naturelle du génie de la race ; il se déplace ainsi par degrés, sui- vant une courbe d'un tracé complexe, mais net et résolu.
A l'origine, les premiers types qu'on voit prendre consistance et relief dans l'imagination hellénique sont, comme en Orient, les phéno- mèiies de la nature; Glaucus, les Grées', rap-
1. C'est-à-dire les vieilles femmes blanches et chenues.
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pelleront à rhomme les vertes profondeurs de la mer, la blanche écume des flots; Mercure, avec sa baguette d'or qui ouvre et ferme les yeux des mortels, figurera le long nuage hori- zontal dont la minceur s'éclaire aux rayons du soleil couchant. Athènè sera l'azur clair du ciel supérieur. Dans les ondoiements du fleuve, le Grec retrouvera les formes de la femme, et il peuplera de nymphes les rivières, la mer et les fontaines. Tels sont les plus anciens mythes qu'ont dû échanger entre eux les marchands grecs, errant de rivage en rivage. Chaque paysage a son dieu, riant ou sévère. Voilà les sujets des premiers chants, les images des pre- miers rêves.
A une époque qu'il est impossible de déter- miner, apparaît un nouveau personnage, le héros. C'est la plus grande révolution qui se soit faite dans l'esprit humain. L'homme avait jusqu'ici subi le prestige de la Nature ; tout d'un coup, il sent sa force ; il se pose. En regard des puissances nuisibles et déréglées du monde matériel, il dresse une puissance de même pro- portion, mais libre et bienfaisante. La volonté
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humaine, prenant possession des choses et se faisant l'agent de l'ordre au sein du chaos pri- mitif, telle est la conception qui parait subite- ment sur les sommets de la poésie ; les mythes naturalistes passent au second plan pour faire place au sentiment royal de l'homme vouant son énergie et sa liberté au culte et au service de la loi.
A ce degré le Héros semble être encore de la même espèce que les forces auxquelles il s'oppose; il conserve quelque chosedes allures, des dimensions et du prestige d'une puissance physique. Mais une fois développée, la figure héroïque ne reste pas ainsi sur les hauteurs du naturalisme, elle s'engage de plus en plus dans la vie des hommes; elle paraît partout où quelque grande chose les passionne. Le jour où le choc de l'Europe et de l'Asie, symbolisé par la guerre de Troie, contracte le senlimont panhellénique et le fait vibrer du timbre lo plus clair et le plus puissant dans l'épopée homérique, le héros devient national; il person- nifie la race. Le morcellement politique imposé à la Grèce par sa géographie, le force à se
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diviser et à se multiplier. Dans les g^randes plaines de l'Orient, il y a un héros; mais il n'y en a qu'un, le despote, et ce despote est tou- jours vainqueur. En lui se concentrent toute l'énergie et tout l'orgueil de la nation; le reste des hommes n'est qu'un troupeau. Chaque petit Etat de la Grèce, au contraire, a ses ancêtres, ses bienfaiteurs, ses gloires locales opposées à celles des Etats voisins. Le héros n'est pas seulement hellénique, il est citoyen; il appartient à sa ville; il a lutté contre les héros étrangers avec des fortunes diverses. Adraste à Argos et à Sicyone est l'ennemi de Mélanippus à Thèbes. Comme le héros repré- sente la tradition commune, il figure aussi la tradition municipale, et la lutte des patrio- tismes locaux se dessine ainsi en traits plus légers sur le fond du patriotisme général. Dans son entier, la légende héroïque embrasse tout ce qui se succède d'élevé et d'intense dans l'évolution de la vie grecque; elle se présente tantôt comme le roman d'un Don Quichottisme qui a pour adversaire le chaos des forces natu- relles, tantôt comme le récit d'une guerre
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contre l'étranger et le barbare, ou d'une dis- corde dans le sein même de Thellénisme, tantôt comme la chronique d'un gymnase où, sans haine et comme fraternellement, de beaux jeunes gens luttent entre eux avec un superbe sentiment d'émulation et de force.
Dans son énergique dégagement, la figure du Héros attire et absorbe tout en elle; toutes les grandes conceptions passent par cette forme ou s'en rapprochent; les Dieux eux-mêmes cèdent au courant et se modèlent à sa ressem- blance. Aux divinités métaphysiques et natura- listes de la période saturnienne succède l'Olympe épique, vainqueur des Titans et des Géants. Jupiter, Apollon, Mars, ne sont plus tant des personnifications de phénomènes naturels que des guerriers honoraires^ les frères aînés et les bienfaiteurs des hommes. Le ciel homérique ressemble à un prytanée d'ancêtres sages et glorieux, de paladins retirés qui assistent aux tournois de leurs descendants. Parfois le bruit de l'airain les arrache à leur repos; ils se mêlenc de nouveau aux luttes des mortels. Comme le héros lui-même, ils deviennent
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nationaux', ils sont les dieux d'une race. Comme lui ils se font citoyens, ils sont les protecteurs d'une ville. Ils la défendent contre les divinités des autres peuples ou des autres Étals. « Je ne crains pas », dit un personnage d'Eschyle, «les dieux de ce pays. Je ne leur dois ni la vie, ni l'âge où je suis parvenu ». « Si Hère protège les Argiens », dit Euripide, « Athènè est notre déesse; plus vaillante el plus vertueuse, elle ne se laissera pas ravir la victoire ». Ainsi, au lieu de s'abstraire et de s'isoler de plus en plus, le dieu grec tend à revêtir les attributs étroits de la vie réelle; il se détermine, se particularise, et quittant les régions vagues de la métaphy- sique, il s'engage hardiment dans l'histoire et dans la politique.
Par cette curieuse attraction exercée sur ce qui l'environne, le Héros résume en quelque sorte l'idéal grec; le dieu est descendu à son niveau; il entre lui-même de plus en plus dans les cadres humains. Le sens et les effets de cette évolution sont évidents. D'une part, en traversant la série des types plus ou moins par- ticuliers qui représentent la race, la patrie, la
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corporation, la famille, il se charge de subs- tance; quelques traits des formes antécédentes persistent dans chaque forme nouvelle; les symboles se superposent en quelque sorte et se marient dans une physionomie chaque jour plus complexe. En outre, aux attributs symboliques s'ajoutent des attributs de fantaisie. On a vu, en effet, que le Grec est, par nécessité géo- graphique, un conteur. Pendant des siècles, les légendes glanées çà et là se heurtent dans l'esprit du voyageur et du poète; elles se marient, s'excluent, divergent, s'effacent à demi ou se prêtent à des variantes. Comment, dans cette agitation sans loi, les traits qui ont une signification abstraite se garderaient-ils purs de tout mélange avec des traits arbitraires? Com- ment cette signification même ne se perdrait- elle pas plus d'une fois dans les ombres de l'oubli? En l'absence d'une poésie officielle, proi)ageant des types classiques et fixes par les organes d'une conlralisalion politique, le désir de plaire garde toute sa puissance plastique; ce n'est pas une philosophie vague et ambitieuse, c'est une sélection naturelle fondée sur Tins-
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tinct anecdotique, un libre concours au droit de vivre qui décime les fables et ne laisse sub- sister que les plus belles, c'est-à-dire les mieux appropriées à un récit brillant et léger. Ainsi, non seulement la figure héroïque passe du sym- bole hautement naturaliste au symbole plus étroitement social et plus humblement humain; mais elle tend même à s'affranchir du symbole, à perdre tout sens profond pour devenir un caractère arbitraire, un personnage poétique, richement conçu et dessiné selon le seul instinct de la grâce et de la beauté vivante. Pendant une première période, plus on avance dans l'histoire de l'imagination grecque, plus les personnages prennent l'aspect complexe et le caractère volontaire de l'homme réel, plus la libre anecdote leur donne les souples allures de la vie. Quelle distance entre le président de l'Olympe homérique et le Jupiter éther, sym- bole de l'air supérieur; entre l'Hercule solaire et le héros chevaleresque que promène à travers le monde une imagination avide d'aventures! Au symbole exact et sévère, dépouillé et presque abstrait, succède ainsi la libre, vivante
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et ondoyante image d'un personnage de roman. Etudiée de près, cette image présente un cara7?tère singulier. Chaque étape du héros dans les cadres de la vie réelle a augmenté l'espace et les ombres qui masquent derrière lui le monde surnaturel : ce monde disparait enfin; son nom même, le nom du divin, privé d'objet, change de sens et s'applique à des objets inférieurs. C'est avec un sérieux parfait que l'historien Hécatée compte un dieu pour son seizième ancêtre. Ainsi, il n'y a pas deux essences, l'une terrestre, l'autre céleste. Aucun type proprement divin ne s'impose à l'imagi- nation des hommes, ne leur fournit un modèle idéal et ne crée en eux le désir de s'en rappro- cher. L'homme naturel reste donc le modèle unique, et sa nature n'a pas plus de chance d'être torturée et déformée qu'épurée et enno- blie par un travail d'idéalisation visant trop haut; elle se pose dans sa supériorité, dans sa totalité, dans son indifférence superbe qI im- peccable, sans autre règle que l'harmonie de ses parties entre elles. Être jeune, beau, vigou- reux, sage, conserver ces dons par la tempe-
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rance, avoir de beaux enfants, servir sa pairie, mourir dans la g-loire et être chanté par les poètes, voilà le bonheur le plus élevé que les Grecs aient rêvé; leur horizon ne va pas plus loin. L'infini, les rêveries mystiques, sont l'af- faire de quelques philosophes; encore oublient- ils cette poésie au sortir du gymnase ou de l'exèdre. Un des signes les plus frappants de celte entière humanisation de l'idéal, c'est que si la distinction du corps et de l'âme est connue de l'Hellène, il ignore leur opposition. Tous deux se développent fraternellement l'un par l'autre, et l'homme suit avec un intérêt égal le double épanouissement de son type. L'amVnws, âme morale, ne s'est jamais entièrement dé- gagé en Grèce de V anima, souffle vital. Les plus idéalistes des Grecs pensent avec Platon que c'est l'âme qui, par sa propre vertu, façonne le corps à son injage et se réfléchit dans la beauté sensible. Nul n'a l'idée d'opposer radi- calement les domaines du physique et du moral, d'en faire deux pays ennemis et d'enrichir l'un de tout ce qu'il enlève à l'autre. Le Grec ne conçoit pas la tige sans fleur, mais il ne
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conçoit pas la fleur séparée de la tige ; la plante humaine se dresse devant lui tout entière. Lorsque le socialisme dorien érige en modèle l'athlète nu, étalon sans tache du haras natio- nal, image du citoyen utile à sa patrie, il ne fait que confirmer une révolution déjà accom- plie par l'imagination grecque en dehors de toute considération politique. Il fournit une forme et un symbole à l'idéal qui remplit déjà tout l'horizon poétique : l'homme conçu comme un animal sain, fort et joyeux, libre créateur, après les Dieux, de l'ordre dans la nature. C'est dans cette large acception que le mot de Protagoras : « L'homme est la mesure de toute chose », détourné de son sens sophis- tique, devient l'épigraphe admirablement pré- cise et frappante de l'esprit hellénique.
L'hostilité de l'àme et du corps est le grand principe des troubles intérieurs. Leur conci- liation concourt à produire cet admirable apaisement que l'hellénisme a répandu sur toutes ses œuvres. De moins en moins asservis aux conceptions abstraites, attirés du ciel sur la terre par les grands intérêts humains, mais
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désintéressés à demi de leur rôle sérieux, au moment même où ils s'y engagent, par la légè- reté de l'esprit anecdotique, les types héroïques sont comme une esquisse sans profondeur, faite pour le plaisir des yeux, et toute prête à rece- voir ce glacis de calme et d'exquise sérénité dont les Grecs ont eu le goût et le secret. Nous l'avons fait pressentir à propos des Ioniens, la paix est l'un des caractères les plus essentiels de l'idéal en Grèce. Chose frappante! passé maître dans l'invention Jes événements et dans la conduite de l'action dramatique, le poète est resté des siècles sans connaître ni goûter le vrai pathétique, celui qui naît de la discorde intérieure de l'àme humaine. Pendant toute la première période de la littérature grecque, le Destin est l'auteur des grandes crises; la fragi- lité des choses terrestres, l'inconstance de la fortune, sont presque les seules sources d'émo- tion et de mélancolie qui s'épanchent dans le vase à bas-reliefs d'airain de la poésie homé- rique. Hector pleurant sur les destinées d'An- dromaque, Priam comparant son sort à celui de Pelée, tous deux maudissant l'intlexible
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nécessité, voilà les seuls accents émus qu'on entende dans l'Iliade, et ce n'est qu'un faible et rare murmure mêlé aux ardentes sonorités d'une épopée en armes. Dans Eschyle même, la lutte tumultueuse entre les émotions de l'âme cède la place à la tension simple de la volonté, résistant à une défaillance de la sensibi- lité naturelle. C'est là l'un des sens de la fameuse querelle de Véthos et du pathos. Le pathos représentait l'anarchie accidentée des passions, et jusqu'à Euripide, l'hellénisme tint close cette grande source d'émotion dramatique. Il ne goûtait, dans les instants de crise, que l'éthos, c'est-à-dire l'immuable sérénité d'un caractère supérieur à la destinée, tandis que, dans la vie ordinaire, il savourait avant tout le mou- vement régulier d'une àme heureuse d'animer un corps sain et vigoureux. Au sein du mou- vement le plus intense, le personnage poétique semble n'être engagé qu'à demi; acteur, il reste spectateur; il se regarde vivre dans l'épa- nouissemont do son àme et do son corps. Le Grec a toujours été si maître de lui-môme, que le drame intérieur n'a jamais pu se produire
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impétueusement au dehors, que l'homme n'a pas connu la passion dans sa nudité, et qu'il ne l'a jamais vue que parée pour le monde, et voilée de décorum. Je ne sais quoi d'acadé- mique, né, non de l'attachement servile à une tradition mais d'une self-possession originelle, pénètre ainsi toutes les œuvres de la poésie et de l'art helléniques.
On peut résumer maintenant les caractères du type central autour duquel s'agite l'imagi- nation grecque adolescente. Tel qu'il s'offre aux regards, il représente un libre et souverain épanouissement de toute la nature humaine. Tous les attributs de la vie, même les plus opposés, s'y réunissent dans une indivision naïve, sans que les contradictions soient perçues ni senties. La prodigieuse puissance plastique d'un génie ardent, jeune et en plein développe- ment, fait tenir ensemble et fond dans une invraisemblable harmonie des idées qui, dans une psychologie et une logique abstraite, sem- bleraient devoir se combattre ou s'exclure : par
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exemple, la signification naturaliste et la signi- fication humaine des figures, le souverain bien moral et les penchants naturels, une partialité politique très marquée et un haut sentiment de justice absolue, une conscience profonde de la valeur de l'individu et une foi non moins profonde dans les droits de l'Etat. D'une manière générale, la douloureuse opposition du corps et de l'âme, de l'idéal et du réel, du devoir et du bonheur, ou même des devoirs entre eux, n'existe pas encore; la scission ne s'est pas faite. Au temps d'Homère, l'art de tromper et de voler reste un présent que les Dieux distri- buent à leurs adorateurs les plus prodigues en moutons et en génisses; Mercure récompense par ce don la dévotion d'Autolycus. Ainsi les incompatibilités ne se révèlent pas encore. Placé d'abord à mi-chemin, sur la pente continue qui va du ciel à la terre, le Héros, en attirant à lui le divin et l'humain, a mélangé les deux domaines; même après le travail d'épuration des philosophes, il continue de se présenter au peuple et à l'artiste comme un résumé de l'exis- tence universelle, à la fois céleste et terrestre»
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homme 6t loi, mêlant h ses attributs sociaux l'indifférence morale des puissances naturelles, à son patriotisme local un large rôle huma- nitaire, souriant à ce monde qu'il ne juge point encore, et où il puise seulement tout ce qui s'y trouve de chaleur, de mouvement et de vie.
10.
II
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME
Tel est l'idéal sans mystère et sans sublimité, mais libre, mobile, joyeux, infiniment varié, couronné de grâce légère et de paisible liar- monie, que la Grèce oppose à celui deTOnent. La figure héroïque et divine, graduellement bumanisée, est l'objet qui excite l'attention et l'enthousiasme du public, l'idéal que le poète et l'artiste s^efforcent de traduire pour l'imagina- tion et les sens. Considéré dans ses traits essen- tiels, ce fond tend déjà à déterminer les grands raractèrcs de la forme. C'est pour ainsi dire l'idéal lui-mr^me qui, par ses propres reliefs.
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soulève et gonfle d'abord l'enveloppe exté- rieure, en fixe les proportions, en dessine la sil- houette générale, avant que, du dehors, d'autres influences pétrissent et façonnent de plus près cette première ébauche.
Le premier signe de ce travail intérieur est une entière interversion dans la hiérarchie des grands modes d'expression. Le grand art expressif de l'Asie, celui auquel appartient le premier rôle, est l'architecture. Par ses formes décidées, par les grandes masses qu'elle dresse, par les vastes espaces sur lesquels elle se répand, par le défi qu'elle porte au temps, l'architecture est en elTet l'art le plus propre à figurer aux yeux les grandes forces physiques, l'imposante ordonnance des phénomènes naturels, le vaste déploiement de la puissance brutale, les phases de lavie collective. Aussi la peinture et la sculp- ture ne se dégagent-elles point; elles restent subordonnées à l'art dominant, elles s'appliquent à l'édifice comme des vignettes à un livre sacré, elles s'efl*acent et s'humilient dans l'immensité monumentale qui les enveloppe. Lorsque la statuaire s'isole, c'est pour prendre, comme les
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colosses de l'Assyrie ou les sphinx de l'Egypte, les proportions, les formes et l'arrangement architectoniques. Ainsi l'architecture traite en sujets les autres arts, elle les condamne à servir son propre idéal. Elle fait plus; elle empiète même sur la science, sur l'histoire, sur la poli- tique. Ces sept enceintes d'Ecbatane peintes de leurs sept couleurs, ces prodigieux palais de Babylone et de Ninive, ces immenses temples égyptiens, ne sont pas seulement des édifices construits dans un but utilitaire, ce sont des images du système astronomique, des symboles de l'unité et de la puissance nationale, des musées commémoratifs, tout pleins des souve- nirs de la gloire commune. Pendant des siècles l'architecture a été ainsi l'art par excellence, mieux encore, la langue dans laquelle l'Orient s'épelait à lui-même ses plus hautes impres- sions. C'est avec ces majuscules de pierre qu'il a écrit ses premières idées sur le monde, et immortalisé des enthousiasmes qui n'ont pas de plus haut objet que la force matérielle, la durée, un ordre extérieur et imparfait.
En Grèce, l'idée naturaliste et le fait brut
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s'effacent graduellement sous l'envahissement des attributs humains. L'architecture déchoit donc ; la poésie, la sculpture, la musique, la pein- ture, passent au premier rang, à titre de formes immédiates et d'expressions plus étroitement appropriées de la nature humaine. Mais la sta- tuaire, par sa représentation idéale et animée du corps humain, par son infériorité même dans l'expression des jeux de physionomie, est de tous les arts plastiques le plus propre à satisfaire une époque qui n'a point encore conçu l'irréconci- liable opposition de Tàme et du corps et qui ne goûte point le pathétique tumultueux d'une âme en discorde. Aussi ce mode d'expression acquiert-il de bonne heure, devant l'imagination et la sensibilité des Grecs, une importance que nous avons peine à nous ligurer d'après les habitudes de l'imagination et de la sensibilité modernes.
A la vérité, les arts ne suivent que de loin, dans l'ordre des temps, l'évolution spirituelle qui contient le germe de leur progrès. Dans Homère, les divinités sont déjà profondément humanisées; néanmoins la statuaire n'a qu'un
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rôle insignifiant. L'architecture décorative ré- sume l'art tout entier. C'est deux siècles plus tard, par un progrès continu qu'accélère le pres- tige de l'athlète dorien *, que la sculpture devient le mode artistique principal. Non seulement ses œuvres se multiplient au point qu'.au temps de Pausanias, après la spoliation romaine, elles encombrent encore le sol de l'Hellade; mais ce sont elles qui excitent au plus haut degré la passion du public; elles occupent désormais une grande place dans l'imagination du poète; Euripide compare le sein de Polyxène mourante au sein « d'une statue »; Platon nous montre les hommes faits et les enfants contemplant Charmide « comme une statue ». On a vu la position éminente du sculpteur dans la société grecque. Que d'autres faits on pourrait ajouter à ces indices pour montrer à quel point la sta- tuaire est l'art dominant, l'art par excellence! Chose frappante, dans l'entrain do ses premières conquêtes, elle ne se soumet point seulement les arts voisins, elle empiète, comme l'avait fait
1. Voyez Talne, Philoaopfiie de l'art en Grèce.
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l'architecture en Orient, sur les autres domaines de l'esprit. Au début, l'enfance de l'écriture lui livre l'histoire et la mythologie; le coffre de Cypsélus est une véritable bible légendaire, comme les façades des cathédrales gothiques étaient une encyclopédie des notions du temps. En l'absence de l'esprit sacerdotal, c'est au sta- tuaire que revient le soin de conserver les types religieux, ou de les faire fléchir par d'heureux commentaires. L'humanisation de l'idéal s'est faite surtout par ses mains ; pendant plusieurs siècles, la sculpture a été un enseignement théologique ; elle s'est chargée de faire le droit prétorien du dogme. Je ne puis mieux com- parer l'effet d'un nouveau type créé par Endœus, Phidias ou Polyclète, qu'à celui du livre où Renan a tenté d'ériger, devant l'imagination populaire, un Jésus de mol ivoire, un Jésus Gessnerien. De même la Vénus de Praxitèle n'a pas signalé moins qu'une révolution de l'idéal religieux.
Tandis que la sculpture s'élève ainsi au pre- mier rang, l'architecture perd à la fois la pri- mauté et l'indépendance. En Asie, la cons-
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truction était lessentiel; la forme sculptée, la figure humaine ou bestiale s'y accrochait en bas-relief, s'y insérait en cariatide, s'y dres- sait en colosse indicateur. Devant l'imagina- tion hellénique, c'est la statue, c'est l'idole, c'est le corps et le visage humains qui sont l'œuvre d'art fondamentale, le centre d'attrac- tion du monument; teut le reste devient acces- soire. C'est Phidias le statuaire, et non pas l'architecte Ictinus, qui est chargé de la direc- tion en chef des travaux du Parthénon. Le temple grec en effet n'est pas élevé pour lui-même, mais pour le service d'un ouvrage de sculpture; il n'est, on le verra, qu'une enveloppe pour le colosse d'or et d'ivoire qui s'y abrite, qu'un piédestal pour les légendes en relief qui le surmontent et le couronnent; proportionné à l'idole que le croyant y serre comme dans un étui, borné dans son éten- due par cette fonction précise, s'il élève, s'il rehausse son front, c'est pour qu'un autre art s'y épanouisse. C'est la statuaire qui s'encadre dans le fronton, qui se découpe dans les métopes, qui court dans la friso, qui règne sur l'édilice :
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et l'édifice tout entier semble destiné à la porter avec grâce, à l'accompagner magnifiquement, à faire resplendir par son harmonie discrète Tcfllorescence sculpturale oii repose la plus haute pensée de l'artiste, la souveraine beauté du monument.
Le même mouvement qui change la hiérar- chie des deux grands arts plastiques déplace et transforme l'idée que l'artiste se fait de la beauté. En Orient, les grands objets qui sont les seuls éléments de l'idéal : la force sans frein, la durée sans lacune, la grandeur sans limite, l'ordonnance encore mystérieuse des phénomènes naturels, ne sauraient fournir une image adéquate et définie. Les concep- tions de l'artiste et son œuvre porteront donc la trace d'un désir que rien n'assouvit, d'une recherche qui n'atteint jamais le but, d'un effort qui toujours recommence. Ce que l'Orient présente aux regards, ce sont des villes d'une étendue prodigieuse, Kanodge, Ninive, Baby- lone; des tours démesurées comme Babel; des pyramides à « l'instar des montagnes » ; des temples qui se prolongent sans fin comme en
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Egypte; des palais comme Kouyunjick et Khor- sabad dont l'immensité humilie les prétendues grandeurs de Versailles; des statues gigan- tesques. En outre, toutes ces constructions, monuments ou colosses, sont couvertes de stuc, ciselées, peintes, dorées, plaquées de cèdre, d'airain ou d'albâtre sur toutes leurs faces. Quelques-unes ressembleront à une immense fleur d'émail, à un gigantesque ouvrage d'orfèvrerie. L'infini dans les dimen- sions, l'infini dans le détail décoratif — cet infini-là serait peut-être mieux appelé de l'in- défini — voilà bien l'unique ressource et le procédé inévitable d'un art dont l'objet trans- cendant et insaisissable n'a point d'expression exacte et correspondante dans la langue des formes naturelles. Ce serait ne pas comprendre ce singulier état d'esprit que de parler du « mauvais goût » oriental. Rien de pareil n'existe en Orient par la raison que la caté- gorie du goût n'existe pas; le mot n'a point encore de sens. On ne rencontre ici ni juste ni fausse appropriation des formes à un fond défini; il y a absence même de ce fond défini,
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME i23
point (le départ de tous nos jugements sur l'harmonie, la mesure et le style.
La Grèce commence comme l'Asie. Tant que son idéal reste naturaliste ou métaphysique, et par là garde les caraclères de V indéterminé, l'art lui-même procède par accumulation et multiplication. La beauté ne fait qu'un avec la grandeur, la richesse et l'éclat. Nous avons signalé l'architecture à revêtements métalliques de l'époque légendaire. Ces murs couverts d'or, de fer bleu, d'argent, d'airain, d'ivoire et d'ambre, tapissés de riches étoiles, trahissent une imagination encore tournée vers la re- cherche de la magnificence. C'est la période orientale de l'art grec. Les statues de femme découvertes en 1886 dans les subslructions de l'Acropole nous montrent, à une époque qui précède à peine d'un siècle l'âge classique, une sculpture déjà très avancée, qui s'attarde dans les artifices sans lin de la toilette et de la parure. Au temps de Périclès, les mêmes raisons expliquent sans doute la prédomi- nance de cette sculpture chrysélephantine*, si
1. D'or et d'ivoire.
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pratiquée alors et si fort en honneur qu'il reste douteux pour Pline que Phidias ait travaillé le marbre. Cette matière, qui abonde en Grèce, est connue des sculpteurs à partir de la 50* olympiade (576) ; mais, longtemps encore après cette date, elle n'est employée qu'excep- tionnellement pour les grandes œuvres et pour les statues des dieux; on lui préfère l'or et l'ivoire. La riche fantaisie de l'ornemaniste s'ajoutait au brillant de ces deux matières, avec la vaine prétention de satisfaire une ima- gination que le Vague même de ses objets ren- dait insatiable : l'idole parthénonienne, avec ses semelles sculptées hautes de quinze ou seize pouces, sa longue robe d'or aux plis cannelés, la pierre blanchâtre de ses yeux encadrée dans son visage d'ivoire, son collier et ses pendants d'oreille, son casque à trois cimiers orné de sphinx et de pégases, et sa visière chargée, s'il faut en croire Quatremère de Quincy, de huit coursiers au galop, était une véritable poupée à oripeaux métalliques. Quoique les hypothèses de Quatremère aient été plausiblement contestées pur M. Beulé, sa
--«.,_.,
STATlKlIi. KAlIli-NK l'AKTHENOS
décoiivortc ou IStJO, sur roiuplaccnicnt «le l'ancionne porto Acharoioune.
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME 123
reslauralion ne nous en fournit pas moins un spécimen suffisamment exact du style de Phi- dias'. Nous savons par Pausanias que le grand artiste avait couronné sa JNémésis à Rhamnus de victoires et de cerfs entrelacés, et qu'une des mains de la statue portait une branche de pommier, tandis que l'autre soutenait un vase où étaient sculptés des Ethiopiens. Sur la tèle du Jupiter de Mégare, auquel il avait collaboré, les Parques et les Saisons formaient une sorte de diadème extraordinaire et excessif. Dans un ordre différent, la polychromie monumentale pourrait bien avoir une origine analogue; selon toute apparence, elle se rattache à une influence orientale. On a moins de peine à la concilier avec ce qu'on sait du génie sobre, discret, nuancé de la Grèce, quand on sup- pose qu'elle a été d'abord une importation exotique, une habitude d'école, un legs de la vieille institutrice à ses jeunes disciples. Il y
1. Les découvertes qui ont été faites depuis que ces ligues sont écrites semblent confirmer dans ses grands traits cette restauration. Voir Vllisloire de la sculpture f/zecgwe, par Maxime Collignon, Firmin-Didot, èdit.. tome I, ch. V, p. 538 et suiv.
11.
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a sans doute d'autres explications plausibles, il n'y a pas d'explication plus profonde de cette pratique si blessante pour le goût moderne. Psy- chologiquement, la polychromie représente la tradition d'un art auquel avait toujours manqué un programme positif et un cadre limité; elle se rattache au temps où l'indétermination même du sujet ne laissait à l'artiste d'autre moyen d'expression que la profusion de la matière et l'intensité des effets purement sen- suels.
L'idée que l'artiste se fait de la beauté se transforme à mesure que son imagination tend à prendre pour modèle l'homme, c'est-à-dire un objet réel et connu, naturel et bien défini. Dans cet homme on a vu que l'âme et le corps ne se sont pas encore divisés, que le divin et l'humain, se sont rapprochés et se confondent, en sorte qu'on ne pense pas à les distinguer et à les mettre en opposition entre eux. Ainsi se trouve retranchée la cause principale de ces contradictions, de ces combats et de ces déchirements intérieurs qui engendrent un grand nombre d'états de conscience difTérents,
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME 127
diversifient les physionomies, altèrent les formes du corps et créent une grande variété de types excessifs ou morbides. Tous les exemplaires conçus par l'artiste se ramènent aisément à un petit nombre de types géné- raux, sains, complets et florissants, produit d'un développement égal et harmonieux. En conséquence, la statuaire ne cherche plus la beauté dans la masse et dans le nombre, dans la profusion et l'éclat des ornements, elle la trouve dans la perfection anatomique et orga- nique du corps humain identifiée sans effort avec la perfection spirituelle; de plus, il y a dans cette perfection quelque chose de 7iatu- rellement abstrait et de typique qui n'a rien de la froideur d'une abstraction voulue et qui mêle sa haute signification à une puissante impression de vie concrète et de réalité connue. L'architecture, dépossédée de sa prétention au rôle d'art principal et privée même de son indépendance, devient un art d'accompagne- ment, incliné par ce caractère même à une sorte d'effacement et à une sobriété jusque-là ignorée. Perdant de vue les modèles lointains
128 LE PARTHÉNON
qu'elle essayait vainement de reproduire ou qu'ell^ imposait aux autres arts placés sous son hégémonie, elle n'a plus à tenir compte que d'un petit nombre de conditions positives en rapport avec le modèle réel et vivant que l'art prépondérant s'attache à imiter. Les carac- tères de la beauté changent donc pour l'archi- tecte. Ce n'est plus par l'entassement de la matière et le brillant des couleurs, c'est sur- tout par la perfection de la main d'œuvre, par la mesure, la convenance et l'exacte appro- priation qu'il s'efforce de la produire. Désor- mais l'architecture ne ressemble plus à un discours où se pressent des phrases trop char- gées de sens, mais à une musique dont les accords espacés soutiennent, de loin en loin, d'une ferme et riche consonnance, le récitatif ou la cantilène que débite une autre voix.
L'histoire des arts plastiques en Grèce con- firme ces vues générales. Au vi" siècle, comme on a pu le voir par le grand nombre des simulacres richement habillés, exhumés en 4881» dans l'Acropole ou à Eleusis, la nudité était encore l'exception dans la statuaire; au
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME 129
V* siècle elle tend à devenir la règle. Pour les contemporains de Pisistrate, la richesse du costume des statues était l'important; on ne s'occupait pas de foire sentir à travers les dra- peries les reliefs et les mouvements du corps; à peine voyait-on un bras se détacher et se porter en avant d'un torse assez grossièrement façonné sur lequel l'étoffe descendait en plis verticaux et rigides. Au v* siècle, le point de vue a changé. Le corps nu ne peut avoir d'autre parure que la liberté et la souplesse de l'attitude et du geste, l'exactitude des propor- tions, la justesse des reliefs formés par les muscles et les os; c'est là, en effet, qu'on cherche la beauté, et même dans les figures vêtues, c'est par la molle obéissance des dra- peries aux mouvements du corps que l'on s'efforce de charmer les yeux. L'idole d'ivoire et d'or avait été un progrès sur l'idole affublée et bariolée de la période antérieure. Le v' siècle nous montre florissantes, l'une à côté de l'autre, la toreutique, réservée en général pour les images des dieux, et le» statuaire gym- nique, qui emploie plus particulièrement le
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marbre. On a vu que Phidias était encore de préférence un toreuticien, c'est-à-dire un orfèvre dans le genre colossal ; après lui l'évo- lution se poursuivra. Praxitèle taillera en pierre de Parcs, suivant des dimensions plus modestes, et dans la pure monochromie de la nudité *, sa Vénus de Cnide. Pareillement Scopas travaillera de préférence le marbre de sa patrie. L'architecture se transforme dans le même sens. Les édifices de l'Hellade du siècle de Périclès sont inférieurs en superficie et en hauteur à ceux de la période précédente situés pour la plupart dans « la Grande-Grèce » et en Asie Mineure. C'est le signe que l'artiste attend ses effets de majesté et de grandeur non plus de l'énormité des dimensions, mais de la convenance des proportions, de l'habile juxtaposition des pleins et des vides. La poly- chromie subsiste, mais s'atténue d'une, manière
1. Qjjand tnênic la circumlitio que le peintre Nicias appliquait si heureuseiutînl aux statues de I*rnxilclo ne représenterait pas simplement un polissage ou un vernis- sage, il faudrait la concevoir, en raison môme des moyens employés, comme une teinture discrète, et non point comme un coloriage servi par toutes les ressources de la peinture proprement dite. (Voy. Quatremère de Quincy, le Jupiter ioymjiien.)
CARACTERES GENERAUX DE LA FORME 131
sensible d'un édifice au suivant. Les temples de l'Acropole, antérieurs à l'invasion des Perses, étaient absolument et violemment polychro- mes '; il en était de même du temple d'Égine. La polychromie du Parthénon paraît avoir été plus discrète. Au moins les traces de couleur y sont-elles moins nombreuses et plus sujettes à contestation. A l'Érechthéion, les registres, à la vérité fort incomplets, ne mentionnent de peinture que sur l'entablement. Deux termes, nouveaux au moins par l'acception, s'intro- duisent à cette époque dans la langue tech- nique et résument la révolution qui vient de s'accomplir : dans la sculpture, la symétrie et le canon, dans l'architecture Veurythmie, deviennent la condition première de toute beauté, la loi suprême de l'artiste.
Du même mouvement, chacun des deux grands arts plastiques transforme sa méthode générale et ses procédés particuliers.
En Orient, la peinture, la sculpture, l'archi- tecture, la musique, prétendaient, comme la
1. Voyez les fragments des deux fractions découverts pendant. la dernière décade.
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poésie, au rôle d'art expressif, ou, si l'on veut réserver ce mot pour une expression plus haute et plus complète, toutes ces branches de l'art se croyaient également appelées à être signifi- catives. L'idée presque toujours transcendante qu'elles cherchaient à revêtir d'une forme sen- sible n'a pas de représentation déjà existante dans le monde extérieur. L'artiste devait donc en inventer une, mais il ne l'inventait pas de toutes pièces; en vertu de la loi du moindre effort il l'empruntait à Tobjet réel le plus propre par analogie, voisinage ou connexion, à rappeler, à évoquer devant l'esprit ce sens qu'il ne pouvait vraiment et pleinement exprimer. Uinvenlion, méthode nécessaire de l'art oriental, avait donc pour procédé subor- donné et non moins nécessaire, Yimitation. Mais l'imitation a ici ce caractère particulier que l'artiste, en demandant des modèles au monde extérieur, ne les prend pas pour ce qu'ils sont en eux-mêmes mais pour ce qu'ils peuvent l'aider à faire entendre. C'est pour- ({uoi il est constamment tenté de les simpli- fier, de les réduire à une sorte de diagramme,
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME 133
de leur donner le caractère abstrait d'un voca- l)ulaire; on s'achemine ainsi vers l'hiéroglyphe en croyant aller à l'œuvre d'art. Le plus sou- vent on choisit un attribut signilicatif, on lui donne un relief extraordinaire, ce qui con- duit à fausser ou à forcer le type réel. Si l'idée à rendre est complexe, l'artiste fondra ensemble deux êtres réels, sans souci de l'unité organique : ce n'est plus seulement une déformation ou une exagération du type : c'est l'être composite, c'est le monstre. Enlin, cette forme artificielle ainsi créée, on n'éprouve aucune satiété à la reproduire indéfiniment. L'art n'est ici qu'un langage; il n'y a pas de raison de changer les mots par lesquels on s'est une fois fait comprendre; la permanence hiératique des formes n'a pas d'autre cause. L'imitation au figuré avec une simplification arbitraire et une déformation des types natu- rels, voilà donc la méthode commune de tous les arts en Orient. Ainsi procède la sculpture, quand elle emprunte les figures du lion et du taureau et les stéréotype dans une attitude inva- riable pour représenter la lutte éternelle du
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134 LE PARTHENON
feu et de l'élément humide. Ainsi procède la danse, quand au lieu de se mouler librement sur les élans de l'allégresse intérieure, elle règle son rythme et ses dessins sur le cours des planètes. Ainsi l'architecture, quand elle figure d'après le même modèle astronomique les détours du labyrinthe de Crète.
En Grèce la méthode change. Deux courants s'accusent dont l'un entraîne la sculpture, l'autre l'architecture. On a vu comment la première a été conduite à prendre pour modèle unique l'homme; on a vu aussi comment, pour le Grec de ce temps-là, la perfection des formes du corps résume ou symbolise l'idéal tout entier. La statuaire abandonne donc la reproduction au figuré et s'achemine vers la reproduction au propre. En d'autres termes elle tend de plus en plus à devenir un art franchement iinitatif. L'architecture, au con- traire, ne peut pas avoir la prétention de repré- senter le nouvel objet qui est devenu le plus haut idéal de l'art. Privée des services de la sculpture, qui se détache d'elle et s'élève vers des fins supérieures, elh; la suit du plus près
CAItACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA FORME 135
qu'elle peut et ennoblit par le soin, le sérieux et la conviction un rôle désormais secondaire. Elle n'aspiro plus à être expressive mais inipressive; sa fin la plus élevée sera d'éveiller des sensations et des émotions concordantes autour de l'idéal que la sculpture s'ellbrce de réaliser. On ne la verra plus copier des formes naturelles en les défigurant plus ou moins pour traduire aux yeux un grand phénomène physique ou une loi du monde matériel. Ses moyens seront un habile maniement des pro- portions, des reliefs et des creux, des pleins et des vides, de la lumière et de l'ombre. Désormais elle ne répète plus superstitieuse- ment les mots traditionnels d'une langue sacrée, elle devient la libre créatrice d'un rythme et d'une harmonie. Elle sort ainsi définitivement de la catégorie des arts imita- tifs, au moment même où ce caractère s'accuse davantage pour la sculpture, et elle prend son rang dans la classe des arts d'invention. Cette dernière analyse nous a amenés sur le seuil d'une question plus intime, celle des principes plastiques de l'art grec, c'est-à-dire
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des tendances qui règlent le choix ou la géné- ration des formes particulières. Le cercle se resserre ainsi de plus en plus. L'idéal, par sa propre vertu et par une sorte de logique inté- rieure, a déjà déterminé plusieurs des carac- tères généraux de l'œuvre d'art. Deux causes plus profondes et plus pénétrantes : la struc- ture et l'éducation des sens, la nature et l'évo- lution de l'intellect, vont maintenant façonner et sculpter de plus près, sous nos yeux, toutes les parties de l'édifice.
LES PRINCIPES PLASTIQUES
li.
LES SENS
La première influence qui s'exerce est celle de la nature environnante. On a vu qu'en Grèce, l'architecture appartient à la classe des arts d'invention. Elle n'a donc pas, à propre- ment parler, de modèle à imiter. Mais sa fan- taisie la plus libre tend spontanément à repro- duire les associations de lignes, les harmonies ou les contrastes de couleurs qui s'offrent à toute heure à la vue de l'homme. Chaque paysage a, en effet, des profils, un mouvement de masses, un équilibre auxquels les yeux s'habituent comme l'oreille à un rythme, à
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une mesure, à un contour mélodique; cette habitude tourne volontiers en prédilection, de sorte que le public et l'artiste cherchent ins- tinctivement, dans l'œuvre d'art nouvelle, les caractères observés et goûtés ailleurs, et qu'ils soutTrent s'ils ne les rencontrent pas. Au fond, c'est comme le charme de l'idiome natal, de ces locutions et de ces accents auxquels ont été associées tant de fraîches impressions, tant d'idées naissantes, et qui sont devenus, pour toute une race, les signes uniques et seuls per- ceptibles de mainte nuance précieuse. A la vérité, pour que l'art demande ainsi le ton à la nature environnante, il faut que celle-ci soit invitante et attachante. Lorsqu'elle est repous- sante et pauvre, lorsqu'elle a des caractères extrêmes, ce qui implique l'absence de tout un ordre de beautés et de jouissances, l'art ne se propose pas tant de reproduire les formes ou le rythme de la nature que de suppléer à ce qui lui manque. Il la complète par des créations de sa fantaisie, parfois on copiant et en multi- pliant les types exceptionnels qu'elle présente trop rarement au gré de l'homme. Ici, l'indus-
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trie invente un monde artificiel qu'elle groupe au premier plan autour des mortels, comme pour voiler un paysage ingrat. C'est le cas des arts sémitiques, nés sur le roc, dans le limon ou dans les sables, et passionnés pour l'opu- lence et l'éclat. Les temples de l'Egypte s'inspirent bien moins des profils de ces deux grandes falaises, qu'ils ne s'elTorcent de res- sembler aux oasis perdus de loin en loin dans ces déserts dévorés de soleil : avec leurs colonnes toutes végétales, leurs feuilles imbri- quées à la base, leurs bractées et leurs corolles peintes en guise de chapiteau, ce sont de véri- tables bouquets de palmiers, des buissons de lotus en fleurs, promettant de loin la fraîcheur et l'ombre au voyageur accablé... *
La Grèce n'est pas un de ces pays déshérités où une nature ingrate stimule simplement l'esprit de l'homme, et le rend créateur par nécessité, par une sorte d'horreur du vide • elle offre à l'artiste des horizons et des paysages qui peuvent l'inspirer directement, lui fournir
1. Voir planche page 192.
142 LE PARTHÉNON
des modèles et un cadre. Deux caractères con- courent à établir cette influence : la médiocrité des dimensions et la variété des paysages. Ici, en effet, tout est humble et tempéré; point d'ouragans destructeurs, de pluies de saute- relles, de bêtes féroces en troupeaux; la mé- téorologie est indulgente, la faune n'est pas indomptable. Les arbres sont des arbustes, les rivières des ruisseaux; sur maint rivage, la mer vient mourir au bord des gazons comme Teau d'un lac; presque nulle part elle n'a l'as- pect de la grande mer; resserrée dans les golfes, dans les détroits, c'est sous la forme d'un grand fleuve qu'elle paraît le plus souvent aux yeux des hommes. Tels l'Euripe, le golfe de Corinthe. Les Grecs n'ont donc pas subi l'impression absorbante de la grandeur, ou l'impression inquiétante des accidents et des prodiges, si fréquents dans l'Inde par exemple. La nature leur apparaissait avec un charme familier et rassurant qui attirait les regards et l'esprit au dehors, au lieu de les refouler vers les visions intérieures; une variété attrayante les retenait, les faisait errer do point de vue en
I
LES SENS 143
point de vue; car c'est le propre des pays de montagnes, que le paysage puisse changer de caractère d'un mille à l'autre. Tout concourait donc à lixer lattention sur le dehors, et à im- primer dans l'œil charmé une série de dessins et de formes dont le souvenir devait ensuite décider des préférences de l'artiste. Devant un monde sensible fait pour ne point effrayer, pour être admiré et goûté légèrement, l'ima- gination n'éprouvait pas le besoin de se créer un monde à elle, différent de celui qui l'entou- rait; elle puisait au dehors par les sens joyeu- sement ouverts son idée de la beauté. La nature extérieure était comme un musée de belles images, dont les traits et la conliguration pré- cise pouvaient se perdre dans l'ombre de la mémoire, tandis que leur style général et leur rythme restaient les modérateurs du goût et guidaient la main du sculpteur, du peintre et de l'architecte.
Quels sont donc les caractères de cette sensa- tion habituelle qui a fait l'éducation des yeux en Grèce? Le plus essentiel est qu'elle paraît extrêmement distincte. Rien de mêlé ou de
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brouillé comme dans nos climats. Le ciel n'est point un troupeau de nuées multiformes, allongées ou courtes, épaisses ou éniaciées, toujours changeantes et fondantes; c'est une nappe d'un bleu intense et foncé, sans un nuage, sans une tache, ferme et unie comme l'acier. Au coucher du soleil, l'horizon offre une suite de bandes cramoisies, violettes, jaunes, vertes, superposées, et dont les couleurs se joignent par une transition insensible et régulière, semblables aux irisations d'une plaque de métal qui a passé par un grand feu. Ce n'est pas, comme dans les pays du Nord, cette palette brouillée de clartés et de reflets, où les franges d'écume orangée, le poi- trail blanc ou rose des nuages, les grandes zones rouges à écailles, traversées par de petites fumées ébouriffées, se mêlent dans une confusion magnilique. Même caractère dans l'aspect de la terre. Au Nord, le paysage n'est Jamais qu'une foret élaguée, avec des percées et des clairières. C'est le fouillis végétal qui en donne le ton. Le sourcil noir du sapin, la den- telle tremblante du bouleau, se découpent sur
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les masses de feuillage du chêne et du hêtre, tandis que plus bas foisonnent les euphorbes gonflés de venin, les aristoloches, le lierre et ses grappes, le houx avec ses éblouissants mi- roirs. En Grèce, au contraire, point de forêts, si ce n'est en Étolie et en Acarnanie, c'est-à- dire dans les provinces placées en dehors du grand mouvement intellectuel *. Ailleurs, quel- ques petits bouquets d'oliviers, de figuiers, de lauriers roses, semés dans des vallées ou au bas des pentes, laissaient tout son relief à l'os- sature minérale de la contrée. Ce qui donne essentiellement le ton du paysage en Grèce, c'est la roche primitive avec ses arêtes sail- lantes, ses contours fins et secs dessinés sur le fond clair du ciel. Ainsi nul entrecroisement, nulle surcharge; rien ne rappelle le fouillis végétal; des aspects simples, clairs, naturelle- ment divisés, voilà ce que la nature offrait chaque jour à la vue des Grecs. Pour qui n'a
1, Il y avait aussi quelques endroits boisés en Arcadie, en Eubée, sur le Parnasse; mais ces régions fournissaient un bois si médiocre qu'on ne pouvait s'en servir pour la construcUou des vaisseaux; on en faisait venir d'autre de Macédoine.
LE PARTHÉNON. *"5
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point VU ces contrées, le fond des tableaux de Raphaël avec leurs horizons délicats, leurs montagnes d'un profil si net, leurs arbres sem- blables à une fine lance surmontée d'un bouquet de petites feuilles espacées qui respirent à l'aise dans l'azur du ciel, peut donner l'idée des im- pressions répétées qui ont fait Véducation des sens encore flexibles de la race grecque.
Cette analyse crée une première présomption, c'est que l'ordre, la clarté, le goût des distinc- tions nettes, l'horreur de la complexité et de la surcharge seront des qualités profondes et invétérées du génie hellénique. En ce genre, il n'y a point de mesure absolue; chaque époque, chaque race a la sienne. Un profil qui nous paraît rompu et refouillé à l'excès n'a que de la grâce et de la variété aux yeux de' l'Hindou. Où nous croyons sentir une élégance sobre et une noble retenue, d'autres trouve- ront qu'il y a indigence et nudité. La môme décoration sera jugée, ici, riche et subslanliello, là, exubérante et fastidieuse. Il y a donc, pour chaque époque et pour chaque race, un étalon particulier du goût, et Ton peut dresser en
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quelque sorte une échelle de tolérance où chacune a son rang naarqué d'après le degré (le complexité qu'elle est capable de supporter. Or la place des Grecs est au plus bas de cette échelle, leur tolérance est très faible*. Tout ce qui ressemble à l'entrecroisement, au fraction- nement, à la superposition, au fouillis, cause évidemment aux architectes grecs un malaise très vif; ils l'évitent avec une répugnance naturelle et toute spontanée. Ils recherchent les grands partis, les divisions larges, les con- tours arrêtés et précis, ils aiment en un mot le clair et le simple. Ce caractère est manifeste dans toutes les parties de l'éditice : dans les
1. « L'excès de toute chose sensible, dit Arislote, détruit l'organe qui la sent .. — Et ailleurs : « La sensation est un certain rapport et une certaine puissance à l'égard de l'objet senti, et cela même nous l'ait voir clairement pour- quoi les qualités excessives dans les choses sensibles détruisent les organes de la sensation. Si le mouvement est plus fort que l'organe, le rapport est détruit (et ce rapport était pour nous la sensation), tout de même que l'harmonie et l'accord sont détruits quand les cordes de la lyre sont trop fortement touchées. » Ces deux phrases ne font que traduire en langage abstrait les habitudes d'une sensibilité et d'une imagination façonnées, par l'influence continue de la nature environnante, à ne se plaire qu'aux impressions simples, lentes et distinctes, à redouter la complexité et la surcharge.
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lignes extérieures, c'est-à-dire dans les profils qui se découpent sur le vide; dans les lignes intérieures, c'est-à-dire dans les joints et les moulures qui séparent les divers membres solides; dans les jeux de lumière; dans la com- position élémentaire et la place des ornements.
A première vue, et quand on ferme à demi les paupières pour ne voir que la silhouette générale, le temple grec est un solide géomé- trique des plus simples. C'est un paralléli- pipède, une boîte allongée, dont la façade pré- sente un triangle superposé à un carré. Dans cet édifice imité de la construction en bois, rien ne rappelle les formes végétales; tout se rapproche du modèle minéral que la nature environnante oiîre et recommande à l'artiste dans les fermes arêtes de ses montagnes de marbre. Essentiellement, un monument comme le Parthénon est un cristal, et un cristal de l'espèce la plus simple, c'est-à-dire d'une géné- ration facile à délormincr.
Examinés isolément, les profils donnent la même impression de simplicité et de netteté. La ligne des rampants du fronton se découpe
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pure et ferme sur l'azur du ciel; elle n'est jamais agrémentée de découpures; jamais le contour latéral de la colonne n'est torse ou fuselé. La surface inférieure d'un linteau ou d'une architrave reste plane et nue; rien d'ana- logue à ces arcs gothiques ou arabes dont chaque voussoir est un lobe saillant orné d'un pendentif. La plupart des courbes, au moins dans les beaux exemples, sont à grand ravon et rapprochées de la ligne droite. Tel est l'écliinus des colonnes du Parthénon. Si le contour se creuse, il se creuse faiblement; c'est une ondulation, non un évidement; cela est sensible dans la scotie de la base attique comparée à la scotie de la base romaine. Com- paré d'une manière plus générale au profil romain, le profil grec se distingue par le moindre nombre des moulures, par le caractère subor- donné des surfaces courbes, qui deviennent au contraire prédominantes au temps de l'Empire '. Personne n'a eu au même degré que l'artiste hellénique cette franchise de jet et cette sim-
1. V. VioUet-le-Duc.
13.
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dlicité de tracé qui produisent la correction et la beauté du galbe. C'est ce qu'on peut voir non moins clairement dans leurs rhytons, leurs cratères. Les délicieux émaux de l'Orient, avec toute Tharnionie de leurs couleurs et la grâce capricieuse de leurs dessins, resteront toujours inférieurs, en ce sens, au moindre vase sorti de la main des Grecs.
Les traits et les moulures qui se dessinent sur le fond solide ont le même caractère. Le grand procédé de l'artiste est la répétition des lignes, non pas seulement d'une manière spé- ciale et limitée sur chaque partie distincte, mais d'une manière générale et continue sur toute l'étendue et dans toute la hauteur du monument. Trois raies liorizontales accusent l'assiette du soubassement et font le tour com- plet de l'édifice. La colonnade offre sans inter- ruption et à temps égaux (sauf une seule exception), l'image répétée d'une même idée, la tension dans le sens vertical. S'agit-il d'orner la colonne elle-même? Le Grec n'a pas la pensée d'une décoration dans le sens hori- zontal ou oblique; il répète pour ainsi dire la
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colonnade dans la colonne, par les jeux dombre et de lumière qu'y ménagent des can- nelures verticales et parallèles. Ainsi non seu- lement il évite les dissonances; mais, à une harmonie de sons variés qui s'accordent, il semble préférer des voix qui vibrent à l'unis- son ou à l'octave, en répétant toutes la même note. L'architrave dorique est unie. Les Ioniens rompent cette unité, mais c'est au moyen de trois droites tracées dans le sens de la plus grande dimension de l'architrave. Des rainures verticales rayent les triglyphes. L'entablement lui-même offre une suite de traits parallèles horizontaux. La droite est la plus simple et la plus déterminée de toutes les lignes, puis- qu'il n'y a qu'une seule droite d'un point donné à un autre : aussi les Grecs en ont-ils fait grand usage et presque abus. Un temple grec ne se dessine pas, il se règle; c'est un assem- blage géométrique, et la rigueur du tire-ligne n'y laisse presque rien à faire au caprice du crayon.
Il y a deux sortes de décoration monumen- tale; les ornements de fantaisie et les tableaux
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peints ou sculptés : ce sont les vignettes d'un livre et ses gravures. Deux caractères dis- ting^uent les ornements. Le premier est Textrême simplicité de leur composition ; ils sont toujours formés par la répétition d'un élément très petit et très distinct. A très peu d'exceptions près, il n'y en a pas de positive- ment continu; en général, on pourrait les exécuter comme on l'a fait souvent à Porapéi, avec un moule de quelques centimètres qu'on reporterait successivement d'un bout à l'autre de la bande à décorer; l'œil fait spontanément cette décomposition; il découvre en un instant la petite phrase d'un ou deux mots qui, à peine achevée, recommence, et forme à elle seule toute la litanie. Ce que les Grecs semblent avoir surtout affectionné, c'est la simple alter- nance; dans les oves et f&i's de lance, un élé- ment aigu et rigide succède indéfiniment à un élément arrondi et mou; dans les feuilles d'eau, une feuille déployée succède à une feuille effilée et couverte; dans la palmette, une main végétale aux doigts étalés succède à une main aux doigts recourbés en dedans; ce sont des
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espèces de trilles, de cadences rapides qui font presque l'effet d'une seule note tremblée; les postes avec leur boucle unique qui se reproduit sans terme, n'ont vraiment qu'une seule note répétée. Pour bien comprendre la valeur rela- tive de ce mode de décoration, il suflit de le comparer à la capricieuse géométrie de la déco- ration arabe, et en particulier des entrelacs. Les Grecs n'ont guère eu d'autre entrelacs que la tresse, qui n'est pas compliquée, et la grecque, qu'ils ont toujours tenue très simple. Chez les Arabes, non seulement l'entrelacs a son caractère propre qui est de n'être jamais interrompu et de se prolonger sans fin, comme ces câbles qu'on dévide lentement et qui ser- pentent en se croisant bizarrement sur le sol; mais les figures ainsi décrites sont si compli- quées et si vastes qu'il est toujours difficile de trouver l'élé7nentdonl la répétition les compose, et que cet élément, quand on le trouve, est lui- même très étendu et très complexe. Souvent aussi, il y a symétrie inverse, de sorte que la décomposition élémentaire devient absolument mipossible et qu'il faut accepter un mur tout
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entier comme une unité irréductible, comme un atome décoratif. Sans doute on a le sentiment, l'impression vague de la régularité qui est réellement au fond de ces arabesques; mais l'esprit ne la possède pas pleinement et sûre- ment après l'avoir saisie d'un coup d'oeil; cette pleine et sûre possession des éléments et de l'ordonnance, succédant à une perception rapide, c'est là précisément le caractère de la décoration ornementale des Grecs.
Les Arabes, les Hindous, ont appliqué leurs ornements sur des panneaux entiers ; ils en ont fait le texte monumental lui-même; chez les Grecs, l'ornement est toujours resté la vignette d'un texte formé par les grandes parties de l'édifice; ces grandes parties restent nues, tandis que les oves et les fers de lance, le tresses, les feuilles d'eau, se posent seulement sur l'étroite moulure qui les sépare, sur le tcBuia entre l'arcliitrave et la frise, sur le gorgerin qui précède le chapiteau, sur le tore de la base entre la scotie et le fût, sur les cymaises qui ondulent au-dessous, soit du lar- mier, soit du listel de couronnement. Les Grecs
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ont conçu l'ornement comme l'accent discret imprimé à une limite, comme une frange légère aux confins d'une surface unie. Telles les robes et les étoffes qu'on voit sur leurs personnages, d'une parfaite unité de ton, cernées seulement par une mince bordure, ou tout au plus égayées par un semis très espacé d'étoiles extrêmement fines... Que nous voilà loin de celte gaufrure universelle que les Arabes appliquent à leur édifice, et qui est parfois d'un dessin si menu qu'on croirait voir une sorte de salpètrage régulier, la plus délicate des cristallisations! Le même besoin de netteté et de simplicité qui resserre les ornements sur les moulures de séparation enferme la décoration sculpturale dans des cadres infranchissables : dans le triangle du fronton, entre les triglyphes de la jfrise supérieure. Jamais statue ou relief n'est venu briser les grandes lignes du monument grec, rendre douteux les contours extérieurs, se dresser sur un pinacle et interrompre le profil net du couronnement. Des montants géo- métriques fortement moulurés empêchent ces envahissements, et indiquent nettement à l'œil
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OÙ il doit chercher la grande scène ou l'épi- sode; ce sont des tableaux dans leurs cadres, accrochés à des intervalles égaux.
Dans ces tableaux, nulle recherche des effets d'entrecroisement et de perspective; chose frap- pante, les premiers peintres, les premiers sculp- teurs, faisaient tous en sorte que leurs figures ne se recouvrissent pas et que même l'ombre de l'une ne tombât pas sur l'autre. Cet amour natif de la clarté, ce goût spontané pour les impres- sions distinctes, impliquaient une préférence pour les développements en surface, plutôt que pour les dispositions où les figures se massent et se masquent partiellement dans la profondeur. Les Grecs, même après s'être affranchis des naïfs scrupules de leurs premiers artistes, gardaient encore certaines prédilec- tions issues de la même manière de sentir; elles restent visibles dans leurs frises et dans leurs frontons, figurés on longues bandes étroites; dans la scène sans profondeur de leurs théâtres. On a remarqué, de plus, que dans les sculptures des métopes parthéno- niennes, qui représentent des épisodes guer-
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riers et partant des mouvements violents, les attitudes contrastées du bas et du haut du corps ont été presque toujours évitées. On craig^nait que les ombres partielles ne fissent confusion avec les principales; on voulait une ombre d'une seule venue, enlevant avec vivacité la figure entière sur le fond.
Cette dernière remarque touche à l'entente et à l'usage des jeux de lumière. Un peintre hollandais, vivant dans une sorte de chambre obscure naturelle, peut s'intéresser au rayon détaché qui filtre à travers la brunie, se réfracte sur la vitre, lutte avec les ténèbres des angles, oppose son or aux lueurs vermeilles du foyer. Ces espiègleries de la lumière sont ignorées du Grec; il ne la connaît que sous l'aspect d'un faisceau puissant et indivisible, tombant de tout son poids sur des surfaces nettement taillées et projetant des ombres à la fois fortes et transparentes. Quand même la simplicité des profils et des moulures, imposée par les habi- tudes optiques, n'aurait pas impliqué une simplicité pareille dans l'emploi des ombres et des clairs, il est probable que l'artiste aurait
14
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toujours fait de la lumière un usage large et franc. La nature elle-même lui en donnait l'exemple et lui en inculquait le goût.
On rencontre de nouveau ici, mais seulement au point de vue étroitement limité de Voptique naturelle et de la tolérance oculaire, la question de la polychromie. Historiquement, on a vu que cette coutume est née de la tradition asiatique. Théoriquement, on verra qu'elle se justifie par l'esprit même du programme monumental. Pratiquement, son application soulève à son tour une difficulté; elle contredit, au moins en apparence, la prédilection des Grecs pour les effets de simplicité et de netteté. Les restaura- lions les plus vraisemblables, celles de Paccard et de Garnier, sont révoltantes pour nos \^eux de gens du Nord et d'hommes modernes. On se demande si ces appels pressés, adressés de toutes parts à l'œil du spectateur, ne devaient pas produire un désarroi extrême, une confu- sion inextricable, et détruire l'impression calme des moulures et des profils. Dans ce genre d'analyses, il faut se garder de juger une race et un siècle éloignés d'après les exigences
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OU les intolérances de la sensibilité moderne, et d'appeler contradiction ou inconséquence, dans un domaine d'ailleurs fermé à la logique, un équilibre de facultés sensitives différent du nôtre. Il est possible, il est même vraisemblable que les Grecs ont eu à la fois moins de tolé- rance que nous pour la complexité linéaire, et plus de tolérance que nous pour le heurt et le choc violent des couleurs. Au reste, il faut bien reconnaître qu'il y a ici brutalité, plutôt que confusion; l'impression brouillée que nous ressentons vient de l'éblouissement que produi- sent toutes ces couleurs voyantes sur des sens trop faibles; mais on conçoit parfaitement que des sens plus frais et plus dispos aient trouvé dans ces teintes unies, vives, franches, et diffé- rentes suivant le membre auquel elles étaient appliquées, un secours de plus pour bien dis- tinguer les parties de la construction. Ajoutez que, dans la pureté d'un air lumineux, les cou- leurs loin de s'exalter pâlissent et que le con- traste de l'une à l'autre s'atténue. Réalisé aujourd'hui sur l'Acropole, le Parthénon poly- chrome de Paccard serait sans doute infiniment
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moins blessant pour l'œil qu'il ne Test sur la planche où l'architecte a juxtaposé ses teinles plates. La sérénité du ciel voilerait de sa dou- ceur l'intensité de la coloration; le regard ne serait pas heurté, il serait simplement soutenu et recevrait plus pleine et plus entière l'impres- sion de netteté résultant des divisions linéaires. C'est probablement ce qui se produisait dans le Parthénon de Phidias.
Ce qui devait, bien plus que ces couleurs dis- posées en damier, tirer et fatiguer l'œil, c'étaient ces placages métalliques d'or, d'airain, de bronze doré, figurant les armes, les baudriers, les parures des personnages. Quoi qu'il en soit, et à quelque parti qu'on appartienne dans la controverse touchant la polychromie, on est bien forcé de reconnaître qu'il y a eu chez les Grecs, sur ce point particulier, une manière de sentir qui n'a rien de commun avec la nôtre.
Un caractère non moins frappant de l'im- pression S(3nsible, telle que les Grecs TaimcnL et la goûtent, c'est l'exquise mesure. Les formes humbles et discrètes de la nature que j'ai essayé de dépeindre n'attiraient pas seulement l'esprit
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au dehors; elles lui inculquaient le goût de cette humilité et de cette discrétion. Le paysage était une école de tempérance; il enseignai! à chaque heure la beauté du calme et de l'harmonie dans un champ étroitement limité. De là cette frap- pante médiocrité des dimensions monumentales, plus d'une fois signalée par les critiques d'art. Entre les temples, palais ou colosses de l'Egypte ou de l'Assyrie, et les édifices ou statues gigan- tesques des empereurs romains, la Grèce, avec ses monuments, fait l'effet d'un cabinet de réductions et de miniatures. Lisez VAttique de Pausanias après avoir parcouru en esprit la Rome Néronienne, il vous semblera être entré dans un musée en plein air, formé des modèles en petit des monuments de la vraie ville. Les très grands temples, celui de Diane à Éphèse, de Jupiter à Sélinonte et des géants à Agrigente, l'Hèraeum de Samos, le temple de Cybèle à Sardes, le Mausoléum, sont hors de la Grèce proprement dite. Le seul monument religieux de l'Hellade qu'on puisse leur comparer, le Jupiter olympien à Athènes ', quoiqu'il ait été
1. Voir planche page 63.
14.
162 LE PARTHÉNON
conçu dès l'orig-ine sur une très vaste échelle *, n'a peut-être pris qu'au temps d'Antioclms ou d'Adrien les dimensions qu'on observe dans ses ruines. Le Parthénon, qui paraît aujour- d'hui d'une grandeur très ordinaire, est appelé par Pausanias le « grand » temple de Minerve. Généralement le siècle de Périclès s'en tient à des hauteurs et à des superficies moyennes, et je ne sais s'il y a un édifice de cette époque qui ait approché, pour la masse, d'un édifice comme la Madeleine. Ce n'est point par des eiïels absolus que l'artiste cherche à émouvoir le spectateur, mais par des effets relatifs. Il n'est indifférent aux dimensions que parce qu'il est extrêmement sensible à la beauté des rapports; pour la pre- mière fois, devant cette nature tempérée, l'homme n'a pas subi le prestige accablant de l'énorme et du démesuré; la dimension ne lui a pas caché la proportion; aussi le Grec a-t-il été le premier à s'apercevoir que la puissance de l'impression n'est pas absolument en raison de la grandeur mathématique. Il a vu, pour ne citer qu'un exemple, que la répartition des pleins
1. Dicéarque.
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et des vides concourt bien plus efficacement à Tair de majesté d'un édifice que son élévation. Combien le Parthénon, presque deux fois moins haut que la Madeleine, n'est-il pas plus noble que cette pédante imitation du temple grec! L'une des plus grandes découvertes de la Grèce dans les arts a été cette substitution du compa- ratif au positif. Le positif pur, dans la langue des formes, n'est pas autre chose que l'indéter- miné; c'est ainsi que Delacroix disait qu'il n'y a pas de couleur réelle, mais seulement une couleur locale^ définie et caractérisée par les teintes qui l'avoisinent. En présence de ces paysages harmonieux et équilibrés, où aucun trait ne tire à lui toute l'attention, la Grèce n'a pas tardé à reconnaître que, surtout dans les limites où l'art est renfermé par la faiblesse de l'homme, la différence de quantité n'a pas par elle-même d'effet sensible, et que tout ce qui agit sur les sens n'est qu'un effet de relation. Déjà le déplacement de l'idéal, passant de la nature à l'homme, tendait à substituer au culte des masses et de la richesse exubérante le goût raisonné de l'appropriation et de l'harmonie;
164 LE PARTHÉNON
l'éducation des sens par le paysage a agi dans une direction parallèle, en démontrant, dans de petits cadres naturels, les secrets puissants de la mise en valeur, en découvrant, dans toute son étendue, l'efficacité des rapprochements et des contrastes, et en rattachant toute heauté sensible à la vertu des rapports.
La profonde étude que les artistes grecs ont faite des proportions n'a point d'autre cause. Ce qu'on trouve dans Vitruve à l'état de théorie froide et rigide, suppose toute une longue période de recherches souples et sinueuses autour des effets de grandeur, de masse, de relief. « Ce temple est trop étroit pour sa lon- gueur; cette colonne est trop maigre pour sa hauteur; ces solides veulent entre eux de plus amples lacunes ; l'agrément se fait trop atten- dre sur ces parties lisses »; voilà les réflexions que je crois lire à tout instant dans la pensée de l'architecte. Les Grecs ont approfondi avec ferveur et raffiné avec un tact exquis ces rap- ports abstraits, qui sont comme la grammaire générale de l'architecture. C'est au point qu'on s'est autorisé de leur exemple pour prétendre
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que la beauté n'était pas autre chose que la fidélité aux proportions, ce qui venait à con- fondre le style avec la correction, l'éloquence avec le génie de la langue. Winkelmann con- sidérait déjà les jeux de la physionomie comme un principe de corruption pour le type sculp- tural; on s'est plu à penser que le type archi- tectural avait échappé en Grèce aux atteintes du besoin d^expression, et que les prédilections des sens, réduites on formule, avaient seules déterminé ses formes et réglé ses dimensions. Assurément aucun jugement n'est plus inexact. Les architectes grecs ont su mettre la beauté expressive à son rang, qui est le premier; dans l'art monumental comme en littérature, ils n'ont pas ignoré que la grammaire n'est pas tout; que les grands effets naissent d'une expression individuelle et spéciale, créée sur place par une émotion intense; que, bien loin de dépen- dre de la règle inférieure qui gouverne les rap- ports généraux et extérieurs de la forme avec les exigences des sens, ils sont souvent dus à une violation locale et justifiée de cette règle. Mais il est vrai que les Grecs ont commencé
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par déterminer, avec une sag^acité native qui leur a permis d'atteindre du premier coup à la perfection, les éléments et ce qu'on pourrait appeler la syntaxe de la langue architecturale, et qu'ils ont fini par porter partout les scrupules de puriste contractés dans ce premier travail. En ce sens, et par leur respect des proportions abstraites, ils s'opposent nettement aux Gothi- ques, auquels ils ressemblent par tant d'autres points de leur méthode.
Ainsi formée, exercée, ménagée par la nature, la sensation avait chez l'Hellène une puissance de vibration et une subtilité extraordinaires. En efTel, il semble que la nôtre soit émoussée et grossière en comparaison de la sienne. Sa sensation est subtile, c'est-à-dire que dans un geste quelconque, la main levée, par exemple, il discernera vingt impressions quand nous n'en sentirons qu'une; elle est vibrante, c'est-à-dire que, pendant que notre impression nous lais- sera calmes et presque indilïérenls, les siennes seront accompagnées d'une jouissance ou d'une souffrance distinctes. Aussi le voit-on dès l'ori- gine attacher une grande importance à la forme,
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et, dans la forme, aux plus délicates nuances. Dans l'action oratoire ou dramatique, il n'a pas besoin de grands mouvements. Périclès parlait la main enveloppée dans les plis de son manteau. Jusqu'à Cléon, tous les orateurs gar- dèrent cette même attitude ; le célèbre déma- gogue fut le premier à « tenir la main dehors » (c'est le mot de l'historien), et le peuple flétrit du nom de singe le premier acteur qui s'avisa de faire des gestes imitatifs. Et pourtant, dans ce débit si paisible et si dépouillé, ils goûtaient le prestige de l'éloquence , l'émotion tragique ou comique. Nous ne pouvons pas nous empêcher d'être surpris lorsque nous lisons que le létra- mètre iambiquc était vif et passionné, le tétra- mètre anapestique héroï-comique, le tétramètre Irochaïque allègre et dansant. Nous ne sentons plus aujourd'hui la valeur expressive de ces différentes mesures, et nous n'avons, dans la prosodie et la rythmique modernes, que des réminiscences très atTaiblies de ces distinc- tions, qui agissaient avec tant de force sur les sens et sur l'esprit des Grecs.
Dans l'éducation, ils n'attachaient pas moins
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de prix à la forme. De même que la beauté leur paraissait une partie de la vertu, la pureté de la diction leur semblait une partie de la sagesse ; on prenait le plus grand souci d'apprendre aux jeunes Grecs à bien prononcer, à mettre de la puissance et de la variété dans le débit, à donner à chaque syllabe l'intonation, à chaque mot l'accent, à chaque phrase le rythme con- venable. Souvent ils s'accompagnaient avec la lyre; une sorte de piété envers la beauté humaine avait fait proscrire la flûte, dont l'usage aurait pu altérer les traits . de la face. On ne s'attachait pas moins soigneusement à marquer la place de la voix ordinaire sur la portée, le nombre des notes sur lesquelles elle pouvait se promener, et l'ordre des intervalles. Le contraste est frappant dans la musique grecque entre la simplicité des moyens et l'extrême variété des effets. Rien de plus pauvre, ce semble, que cette lyre longtemps limitée à quatre notes, que cette harmonie qui ne comprenait guère que des accords d'octave. De ce petit nombre d'éléments les Grecs avaient tiré une diversité extraordinaire de rythmes
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el de nuances par la combinaison des trois modes dorien, phrygien, lydien, avec les trois genres diatonique, chromatique, enharmoni- que dans lesquels la série des intervalles variait de la tierce au quart de ton. Les systèmes musi- caux qu'ils avaient ainsi constitués exerçaient une action si distincte et si puissante sur leurs sens délicats, que c'était une affaire de savoir lequel aurait place dans l'éducation ou même serait admis dans la cité. Aussi put-on croire à une révolution sociale, à voir l'émoi des gou- vernants et l'insistance des philosophes, lorsque Timothée ajouta quatre cordes à la lyre et essaya certaines altérations du son. A Sparte, les éphores eux-mêmes s'en mêlèrent, firent couper les quatre nouvelles cordes sur l'instru- ment du chanteur, et partout les sages crièrent à la corruption des mœurs, comme s'il suffisait d'une nuance de plus ou de moins dans l'im- pression sensible pour altérer la belle attitude morale que les Grecs souhaitaient à leurs en- fants. Voyez-vous de nos jours le Sénat conser- vateur, qui vient de dépenser tant de passion dans la question de l'enseignement libre, mettre la
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170 LE PARTHENON
même chaleur à décréter la suppression du mode mineur dans les opéras* ! Nous en ririons sans doute, et non sans sujet, aujourd'hui que les impressions de nos sens arrêtées et comme émoussées dans l'organe ne vont plus réveiller jusqu'au fond de nous des impressions morales concordantes. Pour les sens fins de la noble race, la forme sensible faisait souverainement vibrer à l'unisson le fonds moral de l'homme; la vertu, le beau maintien, les pures sonorités n'étaient point séparés. Au lieu de s'adresser directement à l'âme, l'éducation prétendait l'atteindre à travers les sens, et elle y réus- sissait. Elle remplaçait la discipline morale abstraite par une atmosphère d'ordre, d'har- monie, de beauté. L'enfant, vivant au milieu d'attitudes nobles, de gestes décents*, d'in-
1. Écrit à la fin de 1869.
2. Culte appréciation semble contredite par les obscé- nités (rArisloplianc, par les sarcasmes intempérants des fêles <le Démêler. Mais il semble précisément (|iie les Grecs fissent en gros et en une fois la part de la folie, afin que le reste de leurs jours appartint sans mélanKO au décorum et à la juste mesure. Ils épuisaient d'un seul coup la veine de Kni<îtc grossière (jue nous laissons filtrer lentement et au hasard «lans notre vie. Aristole dit expressément que l'Etal doil bannir, non moins que toute parole, inconve- nante, les statues et les tableaux indécents, sauf daim le
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flexions de voix mesurées, sentait peu à peu les qualités que ces formes expriment pénétrer du dehors jusqu'à son cœur. Instinctivement, il mettait son for intérieur d'accord avec ces impressions si fines et si pénétrantes. Comme on règle involontairement son pas sur la musi- que qu'on entend auprès de soi, il réglait son allure morale d'après le rythme de cette pure et grave harmonie dont ses yeux et ses oreilles étaient continuellement bercés. Il ne faut pas moins qu'une extrême subtilité des sens, qu'une prodigieuse divisibilité de la sensation, pour justifier cette prépondérance de la forme dans l'éducation, et pour expliquer comment un geste de plus dans un orateur, une corde de plus à la lyre, une attitude nouvelle dans un simulacre divin, faisaient l'effet d'une affaire d'état ou d'un dogme nouveau, et devenaient le sujet d'une polémique passionnée.
Ce tact supérieur a laissé son empreinte dans l'art monumental des Grecs. Il y a dans leurs
culte des Dieux qui président, aux termes de la loi, à l'allé- gresse insolente. Il interdit d'ailleurs aux jeunes gens d'as- sister soit à des ïambes, soit à des comédies (l'ol., VII, 15).
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édifices des recherches et un raffinement qui n'ont rien du caractère des époques de déca- dence, et qui indiquent seulement une éton- ' nanle délicatesse de sensibilité. Les moindres détails portent l'empreinte de cette subtilité, qui n'a d'égale que la franchise et la simplicité de l'artiste dans les grands partis. S'agit-il de régler en plan le tracé des cannelures, le Grec se garde bien de les évider à l'excès, solution grossière; mais il les compose de trois arcs de cercles de rayons différents, et creuse davantage les deux arcs extrêmes, afin de faire ressortir, par le voisinage d'un approfondissement dans l'ombre, l'acuité lumineuse de l'arête. Le Romain remplacera par un banal demi-cercle cette com- plexité savante. Les cannelures des triglyplies sont plus éloignées de l'œil que celles de la colonne; la lumière, arrêtée par le surplomb du larmier, ne les érlaire le plus souvent que par reflcl. Au lieu de les arrondir suivant une courbe concave très ouverte , l'arlisle les entaille en biseau, étroitement et profondé- ment; la rainure garde ainsi toute sa valeur, même dans l'ombre de la corniche. Dans les
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effets concertés et dans les effets d'ensemble, il y a la même dépense de finesse et de subti- lité que dans ces effets locaux et spéciaux. Voici, je suppose, une transition à ménager entre deux organes très différents. Il s'a/T^it de passer de la colonne dorique à l'architrave, celle-là étant verticale et cylindrique, celle-ci étant horizontale et rectangulaire. On sait en quoi consiste la transition et par quels carac- tères elle se distingue de la séparation ; dans la seconde, l'œil est arrêté et retenu; dans la pre- mière, il ne trouve nulle part une station et un repos; et, soit impétueusement, soit lentement, mais d'un mouvement continu, il avance vers les parties auxquelles il importe de le conduire. Le fin procédé par lequel le musicien change une à une les notes d'un accord, les autres se prolon- geant, de façon à rendre imperceptible le chan- gement total de ton, est aussi celui où l'arliste grec s'est montré maître dans la transition du fût à l'entablement. Un premier trait horizontal, la rainure, essaye de limiter l'élancement ver- tical des cannelures; elle n'y réussit pas, et les
cannelures se prolongent au delà; des traits
15.
i74 LE PARTHÉNON
plus nombreux, les annelets, leur résistent de nouveau et les arrêtent enfin; formés de fines entailles, la rainure et les annelets laissent dans l'œil une première impression encore discrète, et pour ainsi dire un commencement d'habitude de l'horizontalité. Au-dessus, IVc/miws», rap- pelant encore par sa forme arrondie le cylindre du fût, se rattache d'autre part à l'architrave par l'arrangement de ses dimensions, c'est-à-dire par la supériorité de sa largeur sur sa hauteur. Son profil, assez voisin de la verticale, et lié continûment à celui de la colonne, commence néanmoins à douter, à s'infléchir, à revenir sur lui-même, de façon à effacer sans heurt l'im- pression de rigidité laissée par les cannelures. h' abaque* n'est que la moitié du tailloir pri- mitif et intégral, l'échinus représentant l'autre moitié dont on a abattu les angles inférieurs. L'œil passe donc aisément de l'une à l'autre de ces parties. Il trouve dans la dernière une forme parallélipipédique et un rapport de dimensions tout à l'avantage de la largeur :
1. C'est le cane tronqué qui s'évase sous l'architrave.
2. C'est la Inblclle qui supporte l'arcliitrave.
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ce sont les deux conditions géométriques essen- tielles de l'architrave, qui succède immédiate- ment à cette sorte d'exemplaire réduit d'elle- même, dernier terme d'une transition extraor- dinairement étudiée. Quand on analyse de près cet enchaînement d'effets si savant et si délié, on s'étonne que certains juges compétents aient trouvé quelque chose de brutal et de heurté dans le chapiteau dorique. Peut-être, après tout, était-ce au dorique sicilien, ou même au dorique romain, si dilîérent du dorique athénien, que s'adressait cette critique. Le collier saillant de la colonne latine, son quart de rond géomé- trique n'ont rien en effet qui ressemble à une transition fine. Au contraire, quelle gradation plus étudiée et plus coulante que celle de la colonne parthénonienne? Les chapiteaux ioni- ques et corinthiens, si justement admirés à d'autres titres, sont bien loin de cette délica- tesse presque subtile, jointe à une parfaite sobriété.
Chose frappante : il semble que l'œil en Grèce soit un sophiste comme l'esprit; consommé dans l'art de subordonner les effets, l'artiste excelle
176 LE PARTHÉNON
et souvent se plaît à rapprocher et à fondre deux caractères absolument contradictoires. C'est ainsi qu'on voit agir ensemble et de concert, dans le Parthénon, deux tendances que nous avons perdu l'art de concilier : un goût passionné pour ce qu'il y a de net dans les formes géométriques, et une horreur profonde pour ce qu'il y a de brutal dans ces mêmes formes. Considéré de loin et légèrement, le Parthénon offre, dans son ensemble et dans toutes ses parties, des solides réguliers, de vé- ritables cristaux ; toutes les surfaces planes ont un périmètre régulier; on ne voit partout que figures à génération simple, triangle, carré, rectangle, parallélipipède, cylindre. Pas une forme veule ou douteuse, compliquée et diffi- cile à définir. Que l'on approche davantage et qu'on regarde avec plus de soin, on verra que, de ces mnombrables lignes droites, il n'y en a pas une seule qui soit vraiment droite. L'hori- zontale du soubassement est courbe ; les géné- ratrices des colonnes sont courbes, les ram- pants des frontons sont parfois courbes. En un mot, tandis que l'impression générale et som-
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maire est celle d'une rigidité géométrique, cristalline, l'impression plus profonde et plus intime qui se mêle à la première et qui arrive aux sens comme enveloppée, est celle d'une sorte d'élasticité, d'une grâce flexible. Sensible sans être perceptible, ignorée de l'esprit au moment même où nos yeux en jouissent, elle ne soulève aucune contradiction, et elle suffit pour changer la raideur minérale des formes rectilignes en une fermeté vivante et souple du plus puissant effet *.
Un autre exemple entre mille des exigences de ce tact si délicat, c'est cette pratique, particu- lière aux Grecs, que je ne saurais mieux nommer que « la contradiction préventive ». Quand on veut juger de l'effet d'une forme ou d'une com- binaison de formes sur des sens fins, le meilleur moyen est d'étudier ce même effet sur des sens raffinés ou exaltés par la maladie. Voici un
1. « Il y a ies lignes qui sont un monstre : la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l'homme les établit, les éléments les rongent. Les lignes régulières ne sont que dans le cerveau de l'homme. De là le charnle des choses anciennes et ruinées; la ruine rapproche l'objet de la- nature >>. (Pensée de Delacroix, recueillie par M. Ph. Burly sur l'un des carnets du grand peintre.;
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névropathe regardant une poterie posée, bien aplat d'ailleurs et solidement, sur le bord d'une terrasse. Cette poterie peut tomber; mais le névropathe ne pensera pas qu'elle peut tomber, il sentira qu'elle va tomber; un degré d'exal- tation de plus, et il croira voir qu'elle tombe. Cette hallucination se retrouve, à un moindre degré, dans une sensibilité saine, mais très délicate. En présence d'un désordre simplement possible, elle éprouve une sorte de malaise instinctif; une obscure inquiétude erre autour de sa jouissance. De là le procédé si finement imaginé par le Grec; il contredit d'avance le mouvement qu'on pourrait craindre, en com- mençant imperceptiblement juste le mouvement contraire. Grâce à ce correctif, la sensibilité s'apaise, et l'anxiété vague qui la troublait se dissipe. Voici par exemple le fronton qui vient reposer sur la colonne d'angle, où aboutit déjà renlabloment latéral. On sent